samedi 22 décembre 2012

Contributions : Bleu, blanc, vert *

En Algérie, on adore les euphémismes et on s’adonne à ce sport national chaque fois que les conditions s’y prêtent et notamment durant les années de plomb.

Mêlant savamment une pointe sulfureuse d’humour à des situations dramatiques, dans lesquelles les différents pouvoirs le plongent, le peuple décrit et témoigne des transformations sociétales inédites qu’il vit au quotidien et parmi elles… celles des binationaux. Que signifie d’abord le binational? Selon un dictionnaire connu, il s’agit d’une personne «qui a une double nationalité» ; dans d’autres dictionnaires, la définition est plus large, puisqu’elle s’étend à ceux «qui relèvent de deux pays à la fois». Sous d’autres cieux, on utilise le concept de diaspora, c’est-à-dire, l’implantation visible et féconde d’une communauté dans un pays, telle que celle chinoise, arménienne, juive, kurde ou libanaise…
Ces communautés «dispersées et / ou disséminées» à travers le monde, se sont, en général, organisées et structurées pour constituer un groupe de pression, communément appelé «lobby» qui correspond à une forme moderne (anglo-saxonne) de groupe de pression actif et minoritaire, agissant pour consolider et développer les intérêts objectifs de leurs deux pays ou entités, dont ils sont issus et où ils se sont implantés à la fois. Ces entités peuvent être d’une grande diversité et donc facteur de richesses, lorsqu’elles sont orientées en direction de la créativité et deviennent, dès lors, à n’en pas douter, un facteur de fécondité de haute valeur ajoutée.
Elles peuvent, à l’inverse, représenter un facteur dangereux de ségrégation et d’ostracisme, dès lors que le prosélytisme et l’exclusion sont mis en avant comme remparts de différenciation, dans un espace œcuménique de bon aloi.
Les USA sont les champions des minorités agissantes et des lobbies. A l’instar de leur drapeau national (des bandes rouges et blanches adjacentes) il y a, dans ce pays, diverses communautés (depuis quelques jours seulement les Américains d’origine hispanique sont devenus la première minorité numérique, culturelle et linguistique) qui vivent côte à côte (avec peu de brassage, voire d’intersection) et qui, tout en cultivant leurs différences, fondent l’unité de leur pays sur l’essentiel, à savoir la Constitution et le dollar US, permettant ainsi les conditions d’émergence de très grandes capacités de créativité et de fécondité.
L’histoire de l’Algérie et de la France se croisent et se confondent à plusieurs moments et endroits, ce qui s’est traduit, par une importante communauté française d’origine algérienne, harkis compris(1), que les initiés nomment par euphémisme, les «vert, blanc, bleu» ou les «bleu, blanc, vert», c’est selon. De plus en plus sollicitée, du fait de son poids relatif aujourd’hui et davantage demain, cette communauté, en sédimentation sociologique rapide, cherche ses marques et repères dans la République française, mais également dans le pays de ses origines(2).
Des tentatives d’exclusion, de stigmatisation et de marginalisation se sont manifestées, notamment par l’introduction dans la langue française, pour mieux les identifier, de concepts lépreux, tels que les «beurs et beurettes», les «basanés», les «Nordafs», ceux de la «2e génération» et enfin, le plus pernicieux et cruel, les «Franco-Algériens» (pour éviter le Franco-musulman de la période coloniale). Le sommet de la politique de l’apartheid et du Bantoustan se trouve dans le concept de «Français d’origine algérienne», inauguré lors d’événements néfastes, tragiques, voire criminels, qui nous rappellent, la partie grégaire qui nous habite, après celui plus franchement raciste de Français-indigène(3).
Ce concept de Franco-Algérien, uniquement réservé à notre communauté (nous n’entendons jamais parler de Franco-Italien, Espagnol, Polonais, Israélien, Canadien, Sénégalais…) n’a aucune valeur législative, ni constitutionnelle, mais il se nourrit du contexte sociologique, culturel, cultuel(4), voire ethnique. Il se développe, en fait, des «phobies» qui se terrent profondément dans l’inconscient collectif de la société française, qui résiste ou refuse les mutations démographiques qui la transforment substantiellement(5), doucement mais sûrement, par un facteur actif qui se nomme le métissage mendélien.
L’extrême droite lepeniste en est l’expression la plus manifeste mais également la plus folklorique et donc la moins dangereuse.
C’est la gauche socialiste et sa politique «d’intégration-digestion», qui paraît la plus insidieuse, puisqu’elle consiste à passer tout le monde(6) dans le même moule pour en sortir un Français «blanc, beur, black», une espèce d’arc-en-ciel découplé par un prisme qui est une véritable illusion sociétale. Il faut aller vers la droite humaniste pour trouver les thèses les moins défavorables à notre communauté, qui doit se fondre dans la République(7), tout en conservant son originalité et sa spécificité.
Du côté algérien, l’héritage colonial a introduit, dans la nation, une source additionnelle de droit français (d’origine latine) et d’usages travestis quelque peu par ce qu’il est convenu d’appeler la «spécificité algérienne» (abrogation d’articles de lois racistes, colonialistes, discriminatoires et disparition de certaines pratiques).
Ceci a conduit à une complexité juridique extrême, dans la mesure où une loi symétrique est utilisée par deux pays pour résoudre les problèmes qui naissent de cette loi, voire qui les opposent(8) avec des situations surréalistes(9)!
En outre, de l’émigré pratiquement inculte, pratiquement analphabète des années 1940, contraint à quitter son douar d’origine pour assurer sa survie et celle de sa tribu, nous nous retrouvons, après plusieurs générations d’immigration, face un binational nourri à la mamelle de l’école républicaine, modelé à l’autel des droits de l’homme et du citoyen et jouissant d’un niveau de vie qui, au minimum, s’aligne sur la parité du marché au noir de l’ex-franc français par rapport au dinar, c’est-à-dire de 1 pour 15, il n’y a pas si longtemps…
Cette transformation socio-économique et culturelle va entraîner des bouleversements comportementaux d’une extrême profondeur, puisque l’on va passer d’un statut péjoratif de «migri», franchement dévalorisant, à celui de citoyen français jouissant d’un niveau de vie acceptable (même au RMI), vivant dans un pays développé économiquement, culturellement et socialement, alors que l’Algérie s’enfonce, chaque jour un peu plus, dans une crise multidimensionnelle sans précédent qui l’entraîne dans une spirale régressive. Il est vrai que certains parmi eux et non des moindres, «roulent carrosse», grâce au marché algérien, aux contrats juteux qu’ils drainent (transparents et opaques) et aux relations privilégiées, supposées entretenues auprès des décideurs du moment, en Algérie et en France. Cette intermédiation se réalise sous la forme d’un nouveau pacte algéro-français, fondé en partie sur l’argent sale (commissions et rétrocommissions) dans un néo-rapport de domination(10) dépouillé de morale et d’éthique. La France s’interdit, aujourd’hui encore, la divulgation des archives dites sensibles, relatives à l’Algérie coloniale et celles d’après l’indépendance et en particulier, celles de la Direction générale des impôts française, services de la défiscalisation des commissions distribuées, lors de la signature de contrats dans le monde et surtout en l’Algérie(11). Ces binationaux jouent donc un rôle d’interface entre les deux rives de la Méditerranée, une espèce de «facilitateurs» très prisée par les pouvoirs publics en France, dans la mesure où elle concerne des personnes qui parlent la «même langue»(12) et pratiquent des habitudes assez semblables, ce qui est très utile dans les relations entre pays et en particulier dans le monde clos et opaque du business.
Un pied ici, un pied là-bas, procurent, à ceux qui font dans la pratique du grand écart, des avantages certains lorsqu’ils savent danser le «hadaoui» à La Casbah et la Bourrée en Auvergne. En attendant la dérive des continents(13), ces personnes ont de beaux jours devant eux, même si les mauvaises langues disent que certains sont ministres(14), ambassadeurs, P-DG, voire walis et autres commis de l’Etat… personne ne peut avaler de telles couleuvres ? Le concept de couple mixte ou mixité parachève ce panorama, mais n’est tolérable que lorsqu’il s’agit d’intellectuels ou de personnalités. En effet, un binational qui brille dans sa carrière, que ce soit dans les sciences, les arts, le sport ou les affaires, ne peut être issu que d’un mariage mixte et si possible de père algérien et de mère française !
Cette mixité particulière nous est d’ailleurs rappelée à tous les coups, dès lors que l’on manie mieux que le «Français de souche»(15) la langue de Jean-Baptiste Poquelin, ou que l’on s’impose dans un art ou une science donnée. Quelle déception peut-on lire sur le visage de nos interlocuteurs lorsque, par malheur, on ne confirme pas cette règle génétique ! Certains poussent l’outrecuidance jusqu’à vouloir fouiller plus loin dans votre généalogie, de manière à établir une descendance… gauloise.
Les «bleu, blanc, vert» (notamment, après le match de foot entre la France et l’Algérie, au stade de France), nous interpellent pour la mise en œuvre d’une vision renouvelée sur l’histoire(16) de la France et de l’Algérie, à la fois.
En effet, pour la France, leur intégration et leur structuration(17) dans les institutions de ce pays sont des objectifs stratégiques immédiats.
L’élection présidentielle française désigne le premier magistrat du pays pour cinq ans. Elle se joue, de plus en plus avec des marges de moins de 1% de voix de différence entre la droite et la gauche, soit à quelque 500 000 voix près (l’abstention exclue). Les binationaux sont évalués à quelque deux millions… Faites vos comptes ! Cette tendance lourde et durable doit donner à réfléchir à tous les états-majors et stratèges en charge de la gestion des mutations de la société française et de ses répercussions sur les domaines politique, économique, social, culturel et religieux.
L’aspect religieux, phénomène récent, a été mis en exergue par les actes terroristes internationaux attribués à l’intégrisme islamiste qui sévit dans le monde entier, particulièrement au Maghreb, et notamment en Algérie. Les affaires de construction de mosquées ou celle du foulard islamique auront eu certainement le mérite de précipiter ce débat latent dans la société française.
Un amalgame, savamment entretenu par les médias(18), va construire une relation objective directe entre un musulman et un terroriste, ce qui va fausser le débat de société et stigmatiser les binationaux et en particulier les Maghrébins d’origine algérienne.
Pour l’Algérie, la stratégie des vingt dernières années, consistant à mettre en œuvre les conditions d’un retour de l’émigration (quelle supercherie !), est enfin révolue. Plus une personne sensée aujourd’hui n’envisage cette hypothèse, sauf peut-être pour les retraités et/ou les «pieds -noirs et autres harkis» qui désirent finir leur vie dans leur pays natal (une espèce d’industrie touristique gériatro-nérologique). Ceux qui ont fait de la liquidation de la langue et la culture françaises, en Algérie, un fonds de commerce politique durant des années sous l’influence du Baâth et ceux qui prônent la francophonie et la francophilie (appelés «hizb frança») sont dos à dos actuellement et rentrent dans le rang, après avoir assouvi leurs ambitions personnelles.
Pour le reste, la mondialisation fait tomber tous les murs linguistiques un à un (satellites obligent) et nous achemine graduellement vers le langage universel des symboles. En attendant le «choc des civilisations», promis par l’école néo conservatrice américaine, ils ont signé un accord tacite de «bon voisinage». Entre-temps, le binational se cherche, teinté de bleu, de blanc et de vert, en revendiquant l’ébauche d’une nouvelle stratégie pour les vingt prochaines années, ballotté entre une tentation communautariste en ébullition et une dissolution dans l’éprouvette d’un laboratoire d’œcuménisme républicain.
Œuvrer à consolider les initiatives individuelles, initiées dans ce binôme de manière à conforter les liens tissés au sein de cette équation scalaire, nous paraît l’un des sentiers vertueux de réflexion à explorer… encore faut-il avoir quelques notions de trigonométrie et avoir croisé, au moins une fois dans sa vie, le théorème de Thalès (19).
En effet, il est grand temps de passer du fatalisme déterministe à la construction d’un processus réfléchi et contrôlé qui œuvre en direction des intérêts, biens compris, des deux pays. En terme diplomatique ne parle-t-on pas de «prospérité partagée» ? Cela nécessite un débat sans complaisance, expurgé de toute arrière-pensée sectaire ou dominatrice. De toute façon, il aura lieu avec ou sans nous, comme d’habitude !

Notes de renvoi :

* Nom donné généralement aux binationaux dans les deux pays.
-(1) Le problème de la prise en charge des harkis est davantage français qu’algérien.
-(2) Z. Zidane a trouvé une expression très originale, avant d’avoir été reçu royalement à la présidence de la République algérienne pour définir cette ambivalence, en disant «le pays où mon père est né» !
-(3) Avec à la clé un statut politique, juridique, social, culturel et cultuel particulier. Le code de l’indigénat a été produit à l’instar du code nègre (Louis XIV) et enrichi au fur et à mesure par des exclusions successives des indigènes, des droits dévolus aux citoyens français.
-(4) La donne cultuelle prend une dimension disproportionnée actuellement, du fait de la mondialisation du terrorisme islamique et de ses répercussions sur le conscient collectif.
-(5) La coexistence interreligieuse dessine ses frontières en les modifiant, ce qui suscite des crispations de l’ordre religieux historiquement dominant.
-(6) La communauté pied-noir a été complètement phagocytée par la France et sa richesse spécifique disparaît avec ses derniers représentants, faute d’une volonté politique de conservation et de transmission.
-(7) Le concept républicain français est très spécifique, puisqu’il se nourrit de l’originalité de la révolution de 1789.
-(8) La loi relative au code de la nationalité est source d’imbroglio entre les deux pays, pour les enfants.
-(9) Souvenons-nous des contentieux des enfants issus de mariages mixtes et de ses répercussions sur les enfants.
-(10) Ses relations sont gérées par les services de renseignements des deux pays et utilisées comme instrument de pression le cas échéant, et au moment voulu.
-(11) Il en va de même des biens immobiliers acquis en France (direction des Domaines) et dans le monde, par des fonctionnaires algériens.
-(12) La gestion du dossier de la francophonie relève de la psychiatrie en Algérie. En effet, premier pays francophone dans le monde, notre pays a rejeté durant des décennies son adhésion dans cet espace international aux mille facettes.
-(13) Le continent africain devrait rejoindre celui européen dans quelques siècles !
-(14) Une étude a révélé que sur quelque 700 ministres depuis 1962, 500 vivent en France et les autres font le va- et- vient ! Certaines personnalités jouissent de la nationalité française par décret non publiable.
-(15) Le concept de «Français de souche» est très controversé du fait qu’il renvoie à la Gaule synonyme de Celte, comme la France est le pays des Francs et des Burgondes qui ont traversés le Rhin au Ve siècle.
-(16) La guerre pour l’écriture de l’histoire, une tendance lourde, fait de certains historiens à vouloir mettre sur le même pied d’égalité le colonisateur et le colonisé, dans la responsabilité des actes sanglants.
-(17) L’ingénierie est prise en charge par des institutions françaises et le financement est confié au Qatar.
-(18) Dans leur grande majorité les médias français sont dominés par les mouvements sionistes.
-(19)Thalès de Milet, mathématicien et philosophe grec de l’école ionienne (547 avant J.C).

Mourad Goumiri. Maître de conférences

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