mardi 15 janvier 2013

Mali : "Cette guerre est un engagement de long terme"

| Sylvain Cherkaoui / Cosmos pour Le Monde

L'opération militaire française au Mali, baptisée "Serval", du nom d'un félin du désert, a été lancée vendredi 11 janvier, en riposte à l'offensive menée la veille par les groupes islamistes sur Konna, localité située juste derrière la ligne informelle qui marque la partition de facto du pays entre le nord et le sud du pays. Elle mobilise plusieurs centaines de militaires de France ou de détachements basés en Afrique. Officiellement, la France a annoncé qu'elle intervenait en soutien à l'armée malienne, mais dans les faits, c'est elle qui mène entièrement l'opération lancée vendredi.

Le général de division deuxième section et ancien directeur du Collège interarmées de défense (CID), Vincent Desportes, a répondu aux questions des internautes du Monde.fr.
Lou : Quels sont les moyens engagés par la France au Mali ? Quelle tactique est poursuivie ?
Vincent Desportes : Les moyens engagés par la France au Mali ont été vendredi ceux qui étaient disponibles dans les bases françaises en Afrique, au Burkina Faso, en Côte d'Ivoire et à N'Djamena. En particulier, les chasseurs qui étaient à N'Djamena et les hélicoptères qui étaient au Burkina Faso. Aujourd'hui, la France renforce son dispositif avec, d'une part, des avions Rafale venus de métropole et, par ailleurs, elle a fait monter d'Abidjan cette nuit des véhicules de wagons blindés et des chars légers Sagaie. C'est une quarantaine de véhicules qui vont venir, d'une part, tenir la ligne à hauteur de Konna et, par ailleurs, sécuriser les 6 000 ressortissants français à Bamako. Le dispositif français devrait croître à hauteur d'environ 3 000 hommes.
Visiteur : Qui sont les militaires envoyés au Mali ? Quels postes ont-ils ?
Ce sont des soldats qui ont des postes de combattants et qui sont chargés de tenir le front en première ligne.
Juntao : La France a-t-elle suffisamment de moyens de transport aériens ?
La France dispose de suffisamment de moyens de transport, mais elle va recevoir une aide internationale importante. Déjà, la Grande-Bretagne, le Canada, le Danemark, probablement l'Allemagne, ont mis à disposition des avions de transport pour aider la logistique française.
Visiteur : Quels sont les buts de guerre au sol ?
Les buts de guerre sont au moins au nombre de trois aujourd'hui : le premier est d'assurer la sécurité des ressortissants français à Bamako et au Mali. Le deuxième est de tenir et sécuriser la ligne de front à hauteur de Konna. Le troisième va être de former et de préparer la force africaine composée des différents contingents du Niger, du Burkina, du Bénin, du Togo et du Sénégal pour en faire une force cohérente prête à aller reconquérir le nord quand le moment sera venu.
Visiteur : Que pouvez-vous répondre à Dominique de Villepin, qui affirme que poursuivre trois buts à la fois conduit à l'échec ?
Je crois qu'il est indispensable de poursuivre ces trois buts à la fois. Il serait inefficace de simplement sécuriser les ressortissants français. Il faut absolument empêcher le Sahel de devenir un repère et une base arrière pour les terroristes islamistes qui viendraient alors menacer directement la sécurité des Français.
Visiteur : Sans comparer deux situations bien différentes, le risque d'avoir – à l'instar de l'Afghanistan – une stratégie qui évolue parce que l'objectif de la mission évolue n'est-il pas important ? L'objectif est-il aujourd'hui clairement défini ?
L'objectif est clair. Néanmoins, la France a agi pour bloquer les colonnes de katibas ennemies avant qu'elles n'atteignent Bamako. Si cela avait été le cas, nous aurions été dans une situation extrêmement dangereuse. Désormais, ce coup d'arrêt ayant été porté, il convient effectivement de prendre du recul et de redéfinir sereinement la stratégie pour l'avenir. Une des difficultés est effectivement qu'il est dans la nature de la guerre de voir ces finalités évoluer. C'est une difficulté permanente à laquelle les militaires doivent toujours s'adapter.
Visiteur : Le planning de l'opération en cours au Mali semble avoir été dicté par l'urgence d'une armée malienne chahutée (les US parlent de "mise sens dessus-dessous"), ce qui faisait craindre une rupture du front et une grosse ouverture vers Bamako. Pensez-vous que ces mêmes troupes maliennes seront capables de faire l'effort avec les troupes de la Cédéao pour reconquérir le nord avec une assistance (frappes, repérages...) française, ou est-ce qu'il est à craindre que ce soit la France qui ait à fournir l'effort au sol, maison par maison ?
C'est bien toute la difficulté. Il est clair que c'est d'abord aux forces maliennes d'aller reconquérir leur propre pays. Mais on sait que les armées maliennes sont dans un état déplorable, qu'elles ont fui il y a quelques jours devant l'avancée des islamistes, et qu'il faut donc complètement les restructurer et les reformer. Cela prendra des mois. Dans tous les cas, il n'appartient pas à la France de repartir vers le nord. Autant la France était indispensable et légitime dans son action à hauteur de Konna, autant la suite de la guerre est d'abord l'affaire des Africains.
Cette guerre doit être africanisée, la France ne conserverait pas longtemps sa légitimité si elle conduisait elle-même les combats. Sa mission est, au contraire, de former avec les Européens la force africaine et, ensuite, de l'appuyer en particulier avec les moyens de troisième dimension (avions et hélicoptères), des moyens logistiques, des moyens de commandement et des moyens de renseignement. Si l'action africaine devait échouer, nous serions alors dans une nouvelle situation et là, de nouvelles décisions devraient être prises qui pourraient comporter l'action en première ligne des troupes terrestres françaises.
Kane : Est-il envisageable de former une armée malienne sensée être opérationnelle en plein conflit avec des troupes ennemies aguerries et connaissant parfaitement le terrain ?
C'est effectivement un challenge. D'autant que les troupes d'élite maliennes ont été formées par les Américains, qu'elles ont fait défection et qu'elles se trouvent aujourd'hui dans les rangs de l'ennemi.
Kane : A combien de personnes sont estimées les troupes combattantes adverses ? Sont-elles vraiment aussi peu soutenues qu'on le dit ?
Il est difficile d'évaluer le volume exact. Les estimations sont de 1 000 à 1 500 combattants aguerris et plutôt fortement armés. En particulier des armes qui ont été prises dans les arsenaux de Khadafi lors de la guerre en Libye, en 2011. C'est bien en ce sens que notre intervention au Mali n'est jamais que la deuxième campagne de la guerre en Libye. S'il n'y avait pas eu de guerre en Libye, il n'y aurait pas de guerre au Mali. Ce sont les Touareg maliens mercenaires de Khadafi qui ont rejoint le nord du Mali et l'ont déstabilisé.
Par ailleurs, les mouvements Ansar Eddine et AQMI ont bénéficié également des dizaines de milliers d'armes qui se sont répandues au Sahel. La crise libyenne a fait du Sahel une véritable poudrière qui a explosé au Mali.
Visiteur : La France est capable de bloquer une colonne rebelle, mais sommes-nous capables de l'anéantir ? Par ailleurs, face à des actions d'infiltration à Bamako, et face au risque de dispersion des djihadistes, quelles sont nos capacités ?
Il est clair que l'armée française peut détruire des colonnes avançant à découvert. Dans la partie nord du Mali, qui est très ouverte et où la végétation est très limitée, il est clair que les colonnes adverses ont beaucoup de mal à échapper au feu français. La situation serait très différente dans la dépression de Bamako où la densité de la population est dix fois supérieure et où l'adversaire bénéficierait des couverts de la végétation qui devient dense.
C'est pour cela qu'il était important de les bloquer avant qu'ils ne rentrent dans la partie sud du Mali. Ensuite, dans le nord, ce qui sera difficile, c'est que l'adversaire peut se disperser dans une zone qui est plus grande que la France.
D'une part, il faudra les repérer, et d'autre part, il faudra les détruire, puis il faudra tenir les zones qui auront été sécurisées. Ce qui demande, effectivement, beaucoup de moyens. Je note qu'il est important que la nasse soit fermée et en particulier, que la Mauritanie, autant que l'Algérie, ferment leurs frontières. Sinon, l'adversaire ira trouver des zones refuge dans ces deux pays, de la même manière que les talibans trouvaient des zones refuge et des soutiens logistiques dans les zones tribales du Pakistan.
Visiteur : La porosité des frontières dans le Sahara, l'incapacité des Etats à les contrôler et leurs contestations historiques ne vouent-elles pas les buts de guerre à l'échec ?
Le succès de cette opération suppose effectivement une coopération ferme des pays voisins. Elle suppose également l'engagement de moyens importants, et la France doit participer du côté malien à la fermeture des frontières grâce à ces moyens de renseignement et d'appui feu.
Visiteur : Quels sont les moyens mis en place par la France et ses alliés dans la région pour empêcher que les troupes islamistes combattues au Mali ne s'étoffent par l'arrivée de djihadistes d'autres pays ?
Nous sommes là dans la question précédente, c'est-à-dire que les frontières doivent être fermées pour empêcher les katibas de repartir vers le nord, elles doivent l'être également pour empêcher les renforcements et l'arrivée d'armes. Il s'agit d'ailleurs d'une manœuvre que la France prendra probablement à son compte. Elle tiendra la ligne à hauteur de Konna et cherchera à empêcher tout transfert dans un sens ou dans un autre vers les pays voisins.
Cilstar : Sachant que des insurgés bénéficiant de sanctuaires ne peuvent pas être battus, est-il possible que la France frappe en Mauritanie, en Libye ou au Niger, si le besoin s'en fait sentir ?
La Libye semble un peu loin du Mali. En ce qui concerne la Mauritanie et le Niger, c'est évidemment possible, à la condition expresse que les gouvernements mauritanien et nigérian l'autorisent. Mais c'est une question fondamentale. La destruction des adversaires terroristes passe par la destruction de leur base arrière, où qu'elle se trouve.
Notons cependant qu'il semble que l'adversaire ait établi à l'intérieur même du nord du Mali un maillage de bases logistiques, de carburant, d'armement et de pièces détachées. Il est donc possible que l'adversaire puisse tenir un moment, même si les bases arrière à l'extérieur sont détruites. De toute façon, la guerre est toujours quelque chose de long, compliqué, chaotique. Quand on commence une guerre, on ne sait jamais ce qu'elle va devenir.
Cependant, ce conflit est légitime et vital pour la sécurité des Français. Nous ne pouvons pas espérer conserver nos modes de vie et notre prospérité si nous n'allons pas à l'extérieur du territoire national participer à la stabilisation et au règlement des crises, à l'éradication des menaces qui finiraient immanquablement par venir nous menacer à l'intérieur du territoire national.
Polentzi : Il semble (ce fut le cas lors de la guerre en Libye) que l'armée française souffre d'une faiblesse récurrente : la pénurie de munitions (notamment les bombes à guidage laser) et l'incapacité des fabricants d'armes à les reconstituer rapidement. Cela pourrait limiter grandement l'efficacité de l'action de notre armée si le conflit n'était pas réglé rapidement, d'autant que l'armée américaine ne serait d'aucun secours (incompatibilité de leur équipement avec le nôtre). Est-ce un aspect à prendre en compte ?
Vous avez parfaitement raison. La guerre en Libye a entraîné une diminution très importante de nos stocks de munitions. Il était prévu que ces stocks soient remis à nouveau pour la fin de l'année 2013. Aujourd'hui, nous les ponctionnons encore de manière importante. Cela montre que si la France veut rester capable de faire face à ses responsabilités dans le monde, en Afrique en particulier, et être à la hauteur de ses ambitions de grande nation, il faut absolument conserver les armées et leur capacité à un bon niveau.
Je souhaite donc que les conclusions du prochain Livre blanc sur la défense ne viennent pas porter un coup très dur à nos capacités militaires. Il y a un principe de réalité qui vient de frapper le gouvernement français. La France aura toujours à intervenir dans les crises. Même si elle ne le souhaite pas, il faut donc qu'elle soit prête à le faire, qu'elle conserve des moyens militaires conséquents et, vous avez raison, en particulier des stocks de munitions suffisants puisque les crises se succèdent sans discontinuer.
Visiteur : Malgré le soutien d'une grande partie de nos voisins et des pays membres de l'ONU, on ne voit pas d'engagement militaire concret (ni aviation ni troupes de combat). Peut-on espérer un renforcement du dispositif militaire (hors logistique) autre que celui des troupes africaines ?  
Nous verrons. Pour l'instant, il est déjà bien que nous bénéficiions d'un soutien politique international général. Il est bien aussi que nous bénéficiions de l'aide d'avions de transport venus de pays amis. Pour le reste, des contingents vont venir pour participer à la mission de formation. La France a des responsabilités en Afrique, elle les exerce et c'est normal qu'elle se retrouve en première ligne dans cette affaire.
Alioune : Les moyens de renseignement dont dispose l'armée sont-ils performants ?
La France n'a pas suffisamment de moyens de renseignement. Pendant la guerre en Libye, les Américains fournissaient 80 % des renseignements. C'est l'une des difficultés des armées françaises. Elles ont des manques capacitaires importantes. C'est pour cette raison que le prochain Livre blanc doit veiller à la reconstitution de ces capacités, renseignement en particulier.
Tucco : Quelle stratégie de sortie (solution politique + clarté des objectifs recherchés) ?  
La stratégie de sortie est évidemment fondamentale. La règle d'or est de ne jamais rentrer dans la guerre sans penser au jour d'après. Le but de la guerre est de parvenir à un état de paix meilleur que le précédent.
Il s'agit donc, ici, de régler en particulier le problème irrédentiste du nord du Mali. Cela passe par des actions humanitaires, des actions de développement et des actions de gouvernance. L'action militaire ne doit être comprise que comme créant des conditions nouvelles pour l'établissement d'une nouvelle situation stratégique. Ce sont les actions civiles (économie, développement, gouvernance, scolarisation, éducation) qui permettront de régler le problème définitivement.
Visiteur : Pensez-vous qu'un cessez-le-feu est envisageable au Mali ?  
Il faut arriver à un cessez-le-feu. Il faut bien à un moment donné que les combats s'arrêtent. A un moment donné donc, il faut être à la table des négociations, et le plus tôt est le mieux. Sans exclusive, la grande erreur de l'Afghanistan a été de faire de la conférence de Bonn, en décembre 2001, une conférence des vainqueurs, et non pas une conférence de la réconciliation.
Visiteur : L'opération Serval est-elle partie pour durer ?
Il est clair que cette guerre va durer et que l'engagement français est un engagement de long terme. Les troupes africaines ne pourront repartir vers le nord que dans plusieurs mois et on ne sait pas combien de temps prendra l'opération elle-même. Il n'est guère pensable qu'elle commence avant septembre et elle durera après plusieurs mois. Nous sommes donc là dans une durée d'autant plus longue qu'il s'agira bien, ensuite, de conduire à leur terme les manœuvres de développement et de gouvernance.
Visiteur : Pourquoi au Mali ce sont des terroristes et en Centrafrique des rebelles ? Quelle est la différence ?  
On sait que ce sont des terroristes. D'une part, parce qu'ils ont promis de pratiquer des attentats en France. Et d'autre part, ils appliquent des règles barbares aux populations qui sont sous leur coupe au nord du Mali. En Centrafrique, il s'agit d'opposants au régime qui veulent simplement renverser le pouvoir en place.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire