Du martyr à la mâchoire. Juste pour la rime. Demain donc on va manger. Le regard fixe, la mâchoire lente comme la meule, les yeux farouches pour éloigner les autres prédateurs, le grognement sourd qui enferme le langage dans une seule syllabe et la nuque hérissée par l'inquiétude. Cela fait un millénaire que nous sommes colonisés et, sourdement, l'indépendance pour nous est essentiellement le rassasiement. Cela fait des siècles que nous mangeons mal ou peu ou pas du tout et que les colonisateurs nous mangent. D'où ces centaines de synonymes que nous donnons au verbe « manger ». Qui veut dire « prendre », rafler, voler, corrompre, être corrompu, mastiquer, se remplir, indexer un pourcentage sur un contrat ou une facture, coloniser, harceler, dominer, agacer, stresser, cannibaliser, faire pression sur quelqu'un, coincer une personne, prendre, gagner un jeu de dames, réussir un échec et mat et battre et vaincre. En gros mangera le sens trouble, absolu, obscure et inquiétant d'avaler : la terre, l'argent, l'adversaire, la poche, la monnaie ou le pays et l'histoire. Manger est posséder. S'approprier aussi. Le bail est paraphé par la mâchoire pas par le consensus et les institutions. Qui mord dine. Qui dine possède un drapeau. Qui a le drapeau a des dents. D'où le synonyme prétendument loufoque ou moqueur mais secrètement exact donné à l'hymne national « Kassaman ». Alias Partageons. Partager le manger. Un ventre rempli c'est un pays calme, un régime serein, un peuple qui roule. Un mouton est un prestige, un bœuf est un comble. La faim est chez nous millénaire et remonte à si loin qu'on peut la raconter avant de l'avoir vécue tant elle imprègne la mémoire collective. C'est donc son contraire qui assure le sens du bonheur. L'homme qui mange bien est l'homme qui a atteint le sens de la vie nationale. L'indépendance est un festin, le bien-vacant est une bouchée, manger n'est pas assimiler les sels et les fibres du monde mais dévorer le monde avant qu'il ne vous dévore. C'est une guerre pas un plaisir, un rapport de force pas de dégustation. Voyez-nous durant le mois du ramadan : on dirait la fin du monde, la panique, le piétinement et la pénurie. C'est la peur panique de retomber dans la faiblesse et la disette qui ont duré mille ans. Toute notre histoire est une guerre longue. Le repas y a été longtemps frugal et le pain sec. Pour une fois que l'on va bien manger, on le fait en dévorant, pas en goûtant. Le mouton, dans notre univers mental, n'est pas là pour être sacrifié à la place du fils, mais pour rappeler ce qu'a vécu l'ancêtre. Et manger à sa place.
Kamel Daoud
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