Massacre à l'arme chimique en Irak : la France impliquée
Trois sociétés françaises ont été mises en cause par des rescapés kurdes du massacre à l'arme chimique de Halabja, en 1988. Documents et témoignages inédits.
Ils ont des allures de revenants. Debout devant le palais de justice de Paris, les traits tirés, le corps et l'âme encore perclus de douleurs, les poumons en miettes. Ils s'appellent Osman, Kamil ou Mardin. Ils sont nés et ont failli mourir à Halabja lors de l'attaque à l'arme chimique la plus meurtrière de la seconde moitié du XXe siècle.
Le 16 mars 1988, leur ville a été transformée en quelques heures en un charnier à ciel ouvert. Dans les rues, des corps d'enfants gisaient comme des poupées désarticulées. 5 000 habitants ont été tués sur le coup, entre 7 000 et 10 000 ont été blessés. Beaucoup sont morts depuis. Pour les autres, les séquelles sont innombrables. "Tuez-les tous", avait hurlé Saddam Hussein à ses généraux en ordonnant aux pilotes de son armée de larguer gaz moutarde, Tabun et Sarin sur la cité rebelle du Kurdistan irakien qu'il accusait d'avoir pactisé avec l'ennemi iranien.
Vingt rescapés se sont portés partie civile
Aujourd'hui, les rescapés de Halabja ressurgissent tel des fantômes bien décidés à hanter la mauvaise conscience occidentale. Alors que la communauté internationale exige le démantèlement de l'arsenal chimique syrien, ils demandent : qu'avez-vous fait il y a vingt-cinq ans ? Où étiez-vous quand Saddam Hussein constituait ses stocks de gaz mortels au vu et au su de tous ? Quand vos ingénieurs, vos PME, vos multinationales lui venaient en aide ? Osman, qui a perdu une bonne partie de sa capacité respiratoire et s'apprête à subir une transplantation du poumon, Kamil qui ne se remettra jamais de l'agonie de ses cinq sœurs et de son père, Mardin qui parfois regrette d'être restée en vie, parlent d'un temps que tout le monde voudrait oublier, celui où un dictateur qui, depuis, a été reconnu coupable de crimes contre l'humanité, profitait du silence complice des Etats et de technologies venues de tous les pays.
Osman Abdulkadir Hassan (devant au centre), Kamil Abdulqadir Wais Mohammed ( un dossier à la main) et Mardin Mahmood Fatah (en pull-over jaune) ont fait le voyage jusqu'à Paris, avec d'autres rescapés de Halabja, pour déposer leur plainte. (Eyesevent-Enderby) |
Aujourd'hui, ils demandent des comptes à tous les "marchands" qui ont permis aux usines d'armes chimiques irakiennes de tourner à plein régime pendant près de dix ans. A-t-on jamais vu les victimes d'une guerre se retourner contre des fournisseurs ? Fin août pourtant, la justice française a donné suite à la plainte qu'ils avaient déposée en juin. Vingt rescapés se sont portés partie civile, mais ils disent en représenter "2 000 autres qui pourraient se joindre à la procédure" ! Leur plainte contre X vise toutes les entreprises qui ont apporté leur pierre au complexe militaro-industriel de Saddam Hussein.
Trois sociétés françaises sont citées nommément
Selon nos informations, trois sociétés sont citées nommément : Protec SA, "basée à Riedisheim, près de Mulhouse", qui aurait servi d'intermédiaire, De Dietrich, "qui aurait construit des équipements de production d'agents chimiques (réacteurs, colonnes et citernes en acier vitrifié), exportés directement ou par Protec SA entre 1985 et 1988 et implantés dans le complexe de Samarra, dans laquelle l'Irak entreprit la production de gaz sarin", et Carbone Lorraine, "qui aurait fourni des "échangeurs de chaleur"". En toute connaissance de cause ? C'est pour "complicité d'assassinat, tentative de complicité et recel du produit de ces crimes" - autrement dit des bénéfices réalisés lors des transactions commerciales avec l'Irak - que l'information judiciaire a été ouverte.
Chez Carbone Lorraine, qui s'est rebaptisé Mersen en 2010 pour "verdir" son image, on affiche sa stupéfaction. Cette société d'origine française présente dans une soixantaine de pays, experte en "matériaux pour les environnements extrêmes", compte parmi ses spécialités la conception d'échangeurs de chaleur en graphite "résistant aux hautes températures et aux fluides corrosifs". En a-t-elle vendu au régime de Saddam Hussein ? "Mersen n'a jamais reçu aucune plainte et ne peut donc s'exprimer sur le sujet", dit son service de communication...
Chez De Dietrich, longtemps célèbre pour ses chaudières à gaz et désormais recentré sur la fabrication d'appareils en acier vitrifié pour l'industrie chimique et pharmaceutique, c'est Daniel René Steck, le président du groupe (fondé en 1684 par une famille alsacienne anoblie sous Louis XV), qui se donne la peine de répondre : "Je pense pouvoir dire que nous n'avons jamais exporté vers l'Irak. Maintenant, je ne sais pas ce qu'ont pu faire des intermédiaires. Parfois on peut vendre un équipement à un client qui ne nous dit pas où il l'expédie."
Mulhouse-Bagdad
La PME mulhousienne Protec, également visée dans la plainte, aurait-elle pu être cet "intermédiaire" ? Au "Nouvel Observateur", le PDG de l'époque, Roger Kiss, confirme avoir commercé avec l'Irak : "Au début des années 1980, pour sauver les emplois de ma société de promotion immobilière, je me suis lancé dans des opérations à l'étranger. En 1986, un représentant de l'entreprise allemande d'ingénierie industrielle Karl Kolb est venu me voir. Il était embêté, à cause d'un embargo décrété dans son pays, il ne pouvait plus honorer ses commandes vers l'Irak. J'ai pris le relais. Par la suite, les autorités irakiennes se sont adressées directement à nous. Mais attention, tout était contrôlé et approuvé par la chambre de commerce et la Coface."
Quel genre de matériel est arrivé en Irak par son entremise ? "Je ne sais plus très bien, des plateaux métalliques, je crois..." Mais encore ? "Des tuyaux, des pompes, des réservoirs." Pour quel usage ? "Ce n'était pas pour décorer le salon des dignitaires irakiens. Ca allait dans des usines sans doute. Bien sûr, si j'avais su, je n'aurais pas accepté. Mais j'avais toutes les autorisations en France. En Irak, mes contrats, je les signais avec les ministères et la banque centrale. J'avais aussi posé pour condition de faire travailler des entreprises françaises. De Dietrich, Carbone Lorraine... J'en étais fier. Ces sociétés savaient parfaitement que leurs produits allaient en Irak. Je suis étonné qu'elles ne s'en souviennent pas."
Désormais Roger Kiss, 76 ans, a transmis le flambeau à son fils Samuel. Le nouveau PDG "poursuit l'œuvre de diversification de son père, des usines clés en main" aux "résidences services pour personnes âgées", précise le site internet de Protec. Le fils dit pourtant ne plus parler au père. "Ses exportations vers l'Irak, lâche-t-il, c'est comme quand vous vendez des marteaux. Après, savoir si cela sert à enfoncer des clous ou à autre chose..." Là est en effet la question.
Chaque fois, il suit la piste de l'argent
Pour attaquer en justice, les rescapés de Halabja se sont adjoint les services d'un avocat américain, Gavriel Mairone, habitué des class actions (ces recours collectifs en vogue aux Etats-Unis). Ex-combattant des forces spéciales israéliennes, Mairone, 61 ans et de faux airs de Nick Nolte sur sa Harley-Davidson, a d'abord été fiscaliste. Puis, "lorsque Al-Qaida a commencé à frapper", il a défendu des victimes d'attentat. Chaque fois, dit-il, il suit la piste de l'argent, cherche qui a financé ou tiré profit du crime. "Il faut frapper au portefeuille." Son cabinet de Chicago, adossé à un "centre de recherche sur le terrorisme", a des antennes à Genève et au Luxembourg.
C'est au milieu des années 2000, après les procès intentés par le nouveau régime irakien au dictateur déchu et à ses généraux, qu'il a été contacté par l'Association des Victimes chimiques de Halabja. Les survivants du massacre pensaient que le moment était venu où on entendrait enfin ce qu'ils avaient à dire. Trop longtemps, leur tragédie avait été considérée comme un "dégât collatéral" de la guerre Iran-Irak. Les Kurdes, éternels oubliés de l'histoire et des arrangements entre grandes nations...
Tous avec Saddam
Qui s'est soucié de leur sort quand le maître de Badgad a commencé à les persécuter ? A l'époque, Saddam le laïque, rempart contre les ayatollahs de Téhéran, était l'enfant chéri de l'Occident. Il n'avait qu'à demander pour obtenir blindés, avions, hélicoptères. Le protocole de Genève bannissait les armes chimiques ? De l'Autriche à l'Espagne, en passant par les Etats-Unis, l'Inde, l'Egypte, Singapour ou le Brésil, les gouvernements ont laissé des entreprises privées lui vendre le nécessaire pour en fabriquer.
"En 1984, quand ses armées ont commencé à utiliser les gaz contre les Iraniens, personne n'a rien dit, rappelle le spécialiste des questions stratégiques François Heisbourg, ex-conseiller au ministère de la Défense. Les Etats-Unis lui ont même fourni des informations satellitaires. On s'est tous assis sur les conventions internationales."
Halabja, 16 mars 1988, après l'attaque à l'arme chimique. (Ozturk Ramazan-Sipa) |
Et puis, en mars 1988, Saddam Hussein a massacré son propre peuple, les civils kurdes irakiens de Halabja, parce qu'ils n'avaient pas empêché l'ennemi d'occuper leur ville. "La veille de l'attaque, on l'entend clairement donner l'ordre de tous les exterminer", souligne Pierre Razoux, auteur de "la Guerre Iran-Irak" (Ed. Perrin), qui a eu accès aux conversations que l'ex-dictateur faisait enregistrer, pour la postérité, dans son bureau.
Ce carnage fut le terrifiant point d'orgue d'une campagne menée depuis des mois par le cousin de Saddam Hussein, Ali Hassan al-Majid. Surnommé "Ali le Chimique", il avait reçu par décret les pleins pouvoirs pour "tuer tout être humain ou animal" dans le Kurdistan irakien. Hormis Halabja, plusieurs localités ont été gazées ; une douzaine de villes et 2 000 villages, détruits ; une centaine de milliers de Kurdes, tués.
"Après la France, nous déposerons plainte en Allemagne"
En 2010, quand Gavriel Mairone a débarqué dans la ville martyre, Ali le Chimique venait d'être pendu avec une corde aussitôt offerte aux habitants de Halabja. Saddam Hussein, condamné par le nouveau régime pour "crimes contre l'humanité et génocide", principalement en raison des massacres perpétrés au Kurdistan irakien, avait été exécuté quatre ans auparavant. Les autorités kurdes voulaient désormais retrouver ce qu'elles appelaient ses "complices". C'était la mission de Mairone.
Pendant trois ans, ses équipes ont collecté des "milliers de documents". "La France, bien sûr, n'est pas le seul pays impliqué", assure l'avocat de Chicago, qui promet de saisir bientôt la justice en Allemagne, en Espagne ou en Italie. A Paris, il travaille en duo avec un jeune confrère, David Père, spécialiste en droit pénal des affaires.
Le rapport qui accuse
L'une des pièces maîtresses des deux avocats est un rapport confidentiel intitulé "Iraq's full, final and complete disclosure regarding chemical weapons" ("Compte rendu définitif et complet sur les armes chimiques en Irak"). Ce document a été rédigé par les Irakiens eux-mêmes en 1996, au temps où Saddam Hussein était encore au pouvoir, à la demande de l'Unscom, la Commission spéciale des Nations unies, chargée de contrôler, après l'invasion du Koweït et la première guerre du Golfe, la destruction des stocks de gaz.
Ce rapport, confidentiel, retrace l'histoire secrète du programme chimique irakien (nom de code Projet 922). Des premières expérimentations jusqu'à l'édification du gigantesque complexe de Samarra, où seront fabriquées près de 4 000 tonnes de gaz moutarde, tabun, sarin ou d'agent VX. Le tout sous couvert d'un prétendu "State Establishement for Pesticide Production" (Etablissement public pour la Production de Pesticides), en cheville avec des entreprises qui, à travers toute la planète, ont vendu agents chimiques, matériel de laboratoire et expertises en tout genre. Ces transactions commerciales remplissent des centaines de pages et de tableaux récapitulatifs.
En ce qui concerne la France, hormis des prestataires apparemment occasionnels, les sociétés Protec, De Dietrich et "La Carbonne Lorrana" (sic) figurent à plusieurs reprises dans les listings (voir document ci-dessous).
Si l'on en croit le rapport irakien (extraits ci-dessus), De Dietrich aurait vendu six « réacteurs en acier vitrifié » en 1988 et des « réservoirs » (de 1985 à 1988), dont certains utilisés dans les usines « Mohammed » et « Iesa » de Samarra, où étaient fabriqués des gaz toxiques. Selon le rapport toujours, une société désignée comme « La Carbonne Lorrana » (qui ne serait autre que Carbone Lorraine, disent les plaignants) aurait exporté six « échangeurs de chaleur en graphite » entre 1984 et 1986. (DR) |
Ce rapport est-il crédible ? Un ex-inspecteur de l'Unscom, interrogé par "le Nouvel Observateur", affirme l'avoir lu à l'époque. "J'ai vu le nom des entreprises, mais ce n'était pas notre sujet. On était seulement là pour veiller au démantèlement. En tout cas, après avoir eu ce rapport entre les mains, on se chambrait entre collègues. Les inspecteurs allemands disaient aux Français : "Eh ! regardez, on n'est pas les seuls à avoir vendu"." A ce petit jeu, pourtant, il n'y avait pas photo. "Les Allemands , dit François Heisbourg, ont entièrement "designé" Samarra" ; selon certains experts, 52% des équipements seraient made in Germany et 21% d'origine française.
"Dans cet immense complexe de 25 kilomètres carrés, situé en plein désert et protégé par une batterie de missiles, se souvient l'ancien inspecteur de l'Unscom, on ne faisait que des armes chimiques. Il y avait les usines, les entrepôts où on remplissait les munitions de gaz toxiques et les bunkers souterrains pour les entreposer." Le gigantisme de cette installation finira tout de même par inquiéter la CIA, qui, en 1984, alerte les autorités allemandes : la firme Karl Kolb, prévient l'agence, photos satellitaires à l'appui, est le principal constructeur de Samarra.
Karl Kolb ? C'est cette même société qui, deux ans plus tard, contactera Roger Kiss, l'ex-PDG de Protec, pour lui "passer le relais". Fin 1989, les douanes françaises perquisitionneront la petite entreprise de Mulhouse, mais l'affaire n'aura aucune suite. En Allemagne, en revanche, plusieurs dirigeants et cadres de Karl Kolb sont incarcérés (dont un ingénieur, Ewald Langer, qui à partir de février 1987 a aussi été salarié de... Protec). Tous s'en sortent avec des non-lieux ou quelques peines avec sursis. Ils ne pouvaient pas savoir, estiment les juges allemands, que le site de Samarra avait été "spécialement construit" dans le but de faire la guerre.
Qui savait quoi ?
Des usines de pesticides "pour lutter contre les criquets", des fabriques d'engrais, des laboratoires pharmaceutiques... Voilà à quoi les industriels qui se pressaient à Bagdad pensaient participer. C'est du moins ce qu'ils ont juré par la suite. "Comment les croire ? s'insurge David Père. Dès 1984, les attaques aux gaz mortels ont fait l'objet d'annonces publiques et de revendications par le régime de Saddam Hussein, largement relayées par la presse occidentale jusqu'à la fin de la guerre."
Selon l'avocat des victimes de Halabja, "les entreprises allemandes ou françaises savaient parfaitement ce qu'elles faisaient". Une conviction partagée par deux journalistes du "Spiegel". "On remarqua vite dans le monde de la chimie que quelque chose ne tournait pas rond dans ces affaires avec l'Irak", racontent-ils dans un livre paru en 1990 ("Marchands de mort", Hans Leyendecker et Richard Rickelmann, de. Olivier Orban). Des entrepreneurs ont d'ailleurs refusé les commandes du régime : "Pour moi, a assuré l'un d'eux aux auteurs, aucun doute n'était possible : il s'agissait bien de produire des substances innervantes."
L'enquête ne fait que commencer
Aujourd'hui, en France, l'enquête ne fait que commencer. Elle a été confiée aux juges Claude Choquet, Emmanuelle Ducos et David De Pas, du pôle génocides et crimes contre l'humanité, récemment créé à Paris. Ils devront demander une copie officielle du rapport irakien à l'Unscom. S'il est authentique, cela ne prouve pas forcément que toutes les sociétés citées ont bien commercé avec le régime de Saddam Hussein (les Irakiens ont pu mentir, ce ne serait pas la première fois).
Il faudra surtout démontrer que ces entreprises n'ignoraient rien de ce qui se tramait à Samarra. Puis viendront les débats sur une possible prescription des faits ou sur leur qualification. C'est seulement depuis une dizaine d'années que les exportations de matériels dits "à double usage" (produits chimiques, réacteurs ou cuves en acier vitrifié) sont soumises à autorisation.
"Notre seul objectif est de faire du droit, explique, au "pôle", Aurélia Devos, chef du parquet. Nous ne sommes là ni pour protéger des intérêts privés et commerciaux ni pour servir de levier aux ONG ou aux associations." Les victimes kurdes, elles, attendent une réparation évidemment financière, mais aussi morale. Elles n'ont pas oublié les molles condamnations de l'Occident et des organisations internationales au lendemain du gazage.
Les images de Halabja, d'abord filmées par des reporters iraniens, avaient bouleversé l'opinion, mais de Jean-Pierre Chevènement, le ministre français de la Défense, à Javier Pérez de Cuéllar, le secrétaire général de l'ONU, on réclamait les "preuves" d'un bombardement à l'arme chimique et on s'interrogeait sur l'identité de ses utilisateurs. Les mêmes atermoiements que, vingt-cinq ans plus tard, pour la Syrie. La même gêne, sans doute, face à une tragédie annoncée...
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