Khaoula Taleb Ibrahimi : «Le pouvoir exagère les menaces»
La professeur en sciences du langage, Khaoula Taleb Ibrahimi, revient sur le disciours du pouvoir qui joue sur les peurs primaires des Algériens.
Les discours agitant les peurs et les menaces multiformes dominent la scène nationale. Presque tous les acteurs politiques, du pouvoir et/ou d'opposition, en font grand usage. Conditionnés, les Algériens se préparent au pire, font, pour certains, des provisions, des stocks de guerre ou s'exilent pour aller sous des cieux plus cléments. Qu'est-ce qui alimente et justifie au juste ces peurs ?
Dans une société où rien n'est réglé et où il n'y a pas de consensus sur les questions fondamentales comme pour la construction de la citoyenneté, l'égalité homme-femme, le projet de formation à travers l'école, l'université, la place de la religion, sur ce qu'on veut faire de notre pays, et j'en passe, des consensus passibles de construire un vivre-ensemble, il ne peut en être autrement. Peut-être aussi l'incertitude vis-à-vis de la vie. Une partie de la société s'inquiète par rapport à l'emploi. Toutes ces incertitudes cristallisent la peur. Il s'agit là de données objectives. Quand on voit ce qui se passe à Ghardaïa, on se demande si on parle bien d'Algériens.
Une citoyenneté censée être aussi construite sur une histoire et un territoire géographique et des valeurs communes. Entre nous, devrions-nous parler désormais de Mozabite, de Chaoui, de Kabyle, d'Oranais, de Tlemcénien ? Là, ça ne peut qu'alimenter la peur quant à ce qui va se passer. On joue sur les fractures. Ce discours sur la peur sert à alerter sur ce qui pourrait se passer. Un discours auquel ont recours aussi les chantres du «Nous ou le chaos» ou de «l'Algérie est un îlot de stabilité dans un océan d'incertitude». Parallèlement à cela, on convoque les fractures. Même sur le ton de la plaisanterie. Les soi-disant plaisanteries qu'on a faites à ce propos, qu'on a voulu faire passer comme telles, ne le sont pas. En réalité, on joue sur les fractures qui sont à la fois le produit de notre histoire et de notre actualité récente.
Selon vous, le pouvoir politique pense-t-il vraiment ce discours ? La peur comme discours élaboré, s'entend, conçue à des fins de légitimation d'une construction politique quelconque ?
Certes, il y va de cela. Sauf que moi je ne soupçonne pas ce pouvoir d'être assez intelligent pour concevoir une politique de ce genre. S'il était capable de concevoir une quelconque politique élaborée, il aurait réglé un certain nombre de problèmes même en jouant et instrumentalisant le pire. Or, aujourd'hui, nous sommes en présence de quelque chose de brouillon, de pas pensé : on convoque les peurs primaires. Parce qu'en ce moment, on n'a pas de solution à proposer et aucun consensus en son sein ne se dégage quant au candidat à présenter, d'où le choix de la continuité. En face, on fait ce qu'on peut tout en travaillant aussi sur les discours de la peur en disant : attention, la continuité c'est aussi un saut dans l'inconnu ; qui va diriger le pays ? etc. Cela fait aussi partie de ce discours sur la peur.
L'invasion ennemie, la perte de la patrie, les traumatismes des guerres successives... dans le conscient et subconscient des Algériens, ces peurs primaires sont nombreuses...
Ecoutez, malheureusement, ça commence toujours avec ce genre de bourde, comme celle que vient de commettre un wali qui déclarait : «Pas de relogement sans vote», alors qu'on sait très bien que c'est très sensible comme question. Puis, on convoque après d'autres peurs en rapport avec l'avenir du pays, le «que vont devenir vos enfants ?», etc. On y va crescendo en commençant par des questions terre à terre jusqu'à... et agiter aussi la peur de voir la situation évoluer comme chez les pays voisins...
Ne sommes-nous pas en train de surdimensionner les menaces ?
Ah, oui ! Il y a une exagération voulue pour forcer la main aux Algériens qui sont foncièrement attachés à la sécurité et à la paix après avoir vécu ce qu'ils ont vécu. Parce que, tout de même, on ne peut pas prétendre que depuis 1962 les choses se sont passées sereinement ou même dans une relative stabilité. Chaque Algérien, quels que soient son niveau d'instruction, son extraction, redoute que le pays ne retombe dans une violence similaire à celle vécue durant les années 1990. La donne géopolitique, les jeux de puissances, les crises et conflits exacerbent en plus la peur. Au point où on se dit que même la visite de John Kerry n'est pas aussi innocente qu'on veuille bien la présenter.
Le calendrier maya avait prévu la fin du monde pour le 21 décembre 2012. Y a-t-il des chances pour que notre calendrier ne s'arrête pas le 17 avril ?
Par définition, je suis rationaliste. Alors les prédictions, on en a fait et produit des tas depuis Nostradamus... Je crois que les êtres humains sont maîtres, responsables de ce qu'ils voudront être. Le 17 peut être aussi une opportunité pour amorcer un changement. C'est le scénario optimiste en espérant que ceux qui nous gouvernement ne jouent pas avec le feu. Ce qui me préoccupe le plus c'est l'après-17 avril. Le titre d'un édito d'un de vos confrères le résume si bien : il l'avait intitulé «18, rue de l'impasse». Car après le 17, les Algériens doivent percevoir les prémices d'un changement. Le 17 apparaît effectivement comme une radioscopie de ce que sera ou ne sera pas l'Algérie de demain. Personnellement, je suis à la fois inquiète, espérant un sursaut et qu'on puisse éviter le pire.
source: elwatan2014
Par : Mohand Aziri
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire