samedi 13 juin 2015

Quel avenir pour une Algérie aujourd’hui dans l’impasse ?

Le 26 décembre 1991, le Fis remporte le premier tour des élections législatives avec près de 48 % des suffrages. L’armée annule le second tour et contraint le président Chadli à démissionner. Senna/Durand/AFP
DÉCRYPTAGE
En 1992, l'Algérie bascule dans une guerre civile sanglante. Si, 20 ans plus tard, le pays a retrouvé un semblant de paix et de stabilité, les frustrations sont fortes au sein d'une société en mal de perspectives.
13/06/2015
Plus de 20 ans après l'échec de l'expérience pluraliste en Algérie, qui voyait l'arrivée des islamistes du Front islamique du Salut (Fis) au pouvoir par les urnes, et après une décennie d'une guerre civile atroce qui aura durablement déstructuré la société algérienne et son État, il est paradoxal de constater que l'islamisation de la société algérienne, toutes classes confondues, est à son apogée. Les échecs répétés des courants laïcs issus de la bourgeoisie urbaine (mouvement Barakat, par exemple) à mobiliser contre le régime algérien une population qui ne se reconnaît pas en eux témoignent du degré de défiance des Algériens vis-à-vis de ceux qui s'en prétendent l'élite.
La place de l'islam dans la société algérienne comme ciment identitaire a été, dès le début du mouvement national algérien, une constante de l'équation politique. Le PPA (Parti du peuple algérien) de Messali Hadj, véritable figure tutélaire du mouvement national algérien depuis les années 1920, avait dès le départ son pendant identitaire représenté par l'association des ulémas, de tendance islamiste réformiste. Ces derniers ont créé en l'espace de quelques années un réseau d'écoles modernes et mixtes, véritables pépinières de l'encadrement de la future révolution algérienne de 1954.

Après l'indépendance, le contrôle étatique de l'islam par le régime s'est fait en diverses phases : si Houari Boumédiene, pourtant issu des écoles coraniques et d'al-Azhar, est allé jusqu'à confisquer les biens des zaouias (écoles coraniques), les accusant d'être des foyers contre-révolutionnaires, Chadli Benjedid, dans sa volonté de tourner la page du socialisme et d'imposer des réformes de droite, a encouragé l'islamisme politique pour contrecarrer l'influence des milieux de gauche, encore très présents dans les rouages de l'État dans les années 80.
L'arrêt du processus électoral – le premier pluraliste en Algérie –, suite à la victoire du Fis aux législatives de 1991, a placé cette fois-ci le régime algérien en rempart contre l'islamisme, avec la caution des milieux laïcs, qui passaient par pertes et profits leur contenu idéologique socialiste originel.
Depuis le retour aux affaires de Abdel Aziz Bouteflika en 1999 et l'embellie financière du pays grâce aux prix des hydrocarbures, un consensus s'est créé entre le régime et les islamistes : la gestion des questions sociétales (statut personnel entre autres) leur est concédée, en contrepartie d'un soutien électoral dans une logique de front antilaïc, la paix sociale étant quant à elle achetée à coups de subventions en tout genre, notamment via l'Ansej, organisme qui finance des projets de microentreprises pour les jeunes.

Sur cette photo datant de 1992, un graffiti sur un mur à Alger. « Fis État islamique », est-il écrit. André Durand/Abdelhak Senna/AFP


Le régime algérien survit finalement grâce à une double tendance au niveau de la classe politique : le déclin des idéologies de gauche ou panarabes qui ont été totalement abandonnées par les mouvements laïcs dont le seul programme est de « dégager » le pouvoir sans offrir une alternative concrète ou crédible, et le reflux des islamistes algériens qui d'un mouvement politique de masse (le Fis) s'est transformé en une force prônant un conservatisme sociétal sans réel contenu idéologique. Ces deux facteurs garantissent, par une neutralisation réciproque, la pérennité d'un régime qui ne s'y trompe pas puisqu'il laisse le monopole de l'opposition aux laïcs, s'assurant ainsi le soutien des islamistes.
La société, quant à elle, ressent durement ce vide, et l'absence d'alternatives génère des éruptions de violences sporadiques dans les stades de football transformés en défouloir d'une jeunesse sans perspectives, des miniémeutes lors de l'attribution de logements sociaux, des conflits tribaux, etc.
L'avenir peut paraître sombre sans l'émergence d'un mouvement issu de la société, capable de canaliser les frustrations à travers un programme et un idéal qui parlent aux Algériens tels qu'ils sont, dans leur réalité religieuse, sociale et historique.


Les événements historiques qui ont précipité l'Algérie dans la guerre civile

Un groupe d’Algériens procède au nettoyage du quartier de Belcourt à Alger le 8 octobre 1988. Archives AFP

En 1978, le décès du président algérien Houari Boumediene et l'arrivée au pouvoir de Chadli Benjedid sapent le processus d'édification nationale et la voie de développement socialiste. L'Algérie est lancée dans un processus de libéralisation irréfléchi qui masque mal la nature rentière de l'économie dans laquelle les mécanismes d'accumulation et de distribution renforcent les inégalités.
La crise de la dette extérieure survenue à la fin des années 80, accentuée par l'effondrement brutal des prix des hydrocarbures en 1986 dans un contexte où les caisses de l'État sont vides, remet en cause la politique de redistribution de la rente par l'État dont la société était en partie bénéficiaire. L'apparition de classes sociales dominantes sans légitimité politique et la rupture du pacte social sont les ferments de la crise de 1988.

Le 5 octobre 1988 constitue le bouleversement historique le plus spectaculaire depuis l'indépendance. En effet, suite à un discours volontairement musclé du président Chadli contre les opposants aux réformes libérales, les émeutes et les grèves se propagent dans l'ensemble du pays. Ces émeutes, téléguidées au départ par Mouloud Hamrouche, chef de cabinet de Chadli et tête de file des réformistes, échappent progressivement à tout contrôle et sont récupérées par les forces islamistes. Le bilan des émeutes atteint les 500 morts en raison de l'intervention de l'armée et de l'usage massif de la torture. Cet épisode reste un traumatisme pour les Algériens, qui percevaient l'armée comme l'héritière de l'Armée de libération nationale, et non un outil de répression (à l'instar de la police ou des services de renseignements).

Un rassemblement dans le quartier de Bab el-Oued le 10 octobre 1988.  Archives AFP

Les événements d'octobre 88 sont porteurs d'un souffle de libéralisme politique. Ils aboutissent à un changement de gouvernement, l'adoption d'une nouvelle Constitution en 1989 qui instaure la libéralisation de l'espace public à travers le multipartisme électoral, la liberté d'association et le retour des opposants (Ait Ahmed, Ben Bella).
Le premier scrutin de 1990 aboutit à la victoire du Front islamique du salut (Fis) aux élections communales. Pour contrer la montée électorale du Fis, l'Assemblée FLN adopte un découpage électoral à son propre profit. En réaction, le Fis lance un appel à la grève générale, qui est peu suivi, et appelle à l'occupation par ses militants de la place des Martyrs à Alger pendant plusieurs semaines.
L'intervention de l'armée conduit à l'arrestation des deux leaders du Fis (Abassi Madani et Ali Belhadj). Abdelkader Hachani accède alors à la direction du Fis et accepte de participer aux élections législatives anticipées de décembre 1991 avec la promesse du Premier ministre Ghozali d'un processus électoral « propre et honnête ». C'est le raz-de-marée Fis au premier tour.

Le Front islamique du salut (Fis) dirigé par Abassi Madani et Ali Belhadj (premier à gauche) remporte les élections municipales en juin 1990, avec 54 % des voix. Archives AFP


En janvier 1992, l'armée opère un coup d'État blanc, contraignait à la démission le président Chadli qui était prêt à la cohabitation avec le Fis. Auparavant, le président avait dissous l'Assemblée, créant ainsi un vide constitutionnel qui a justifié la création d'un « haut comité d'État » avec à sa tête Mohammad Boudiaf, chef historique du FLN durant la guerre de libération. Ce dernier apporte une légitimité « historique » à un pouvoir qui ne pouvait se prévaloir de la légitimité populaire par les urnes.

Abassi Madani, fondateur du Fis, lors d'un rassemblement à Alger en 1990. Archives AFP

Ce putsch a reçu la caution des forces politiques dites « démocratiques » ou « laïques », notamment le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie), parti créé à l'initiative du pouvoir pour contrer le FFS d'Ait Ahmed (autre chef historique du FLN) qui, bien que laïc, n'a pas soutenu le putsch.
Un nouveau basculement s'opère en juin 1992 avec l'assassinat de Mohammad Boudiaf par un membre de sa garde et le début d'une guerre civile dans laquelle en réalité les maquis islamistes n'ont jamais eu de tête politique, le Fis étant un agglomérat de mouvements islamistes et non un parti issu d'une longue culture politique. Les maquis ont été très vite noyautés par les services de renseignements dans le cadre d'une sale guerre, avec son lot de tortures, de disparus et de massacres de part et d'autre. Au final, 150 000 morts, des dizaines de milliards de dollars de destructions, une fuite massive des cerveaux vers l'Europe, l'Amérique du Nord ou le Golfe, un délitement total de l'État, etc.

En 1999, Abdel Aziz Bouteflika, ancien ministre des Affaires étrangères de Boumediene, joue de sa relative virginité et de la nostalgie des Algériens de l'ère Boumediene pour accéder au-devant de la scène politique. Et ce alors même qu'il avait quitté le pouvoir en 1979 suite au décès de son mentor, dans le cadre d'une chasse aux sorcières, la fameuse « déboumédiénisation », pour accéder au pouvoir.
Venu ratifier l'accord entre l'armée et une partie des maquis islamistes (ce que son prédécesseur, Liamine Zeroual, avait refusé), et surtout assurer une impunité aux généraux putschistes dans le cadre de la « réconciliation nationale », M. Bouteflika bénéficie en outre au même moment d'une manne financière avec l'embellie des prix du pétrole. Ceci lui permet de mener une politique de « paix sociale », toutefois amputée du dogme socialiste et de tout projet de société.
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