lundi 18 février 2013

Qatar-bashing : d'où vient vraiment l'intox ?

 

LE PLUS. Il y a quelques jours, "Le Plus" publiait une tribune du doctorant et spécialiste du Qatar Nabil Ennasri, "Qatar-bashing : 3 critiques fallacieuses à déconstruire", où il dénonçait certaines accusations faites à l'Émirat. Pour Haoues Seniguer, docteur en science politique et chercheur associé au GREMMO, cela revient à occulter un certain nombre de faits. Il tient à publier cette réponse.


L'émir du Qatar Hamad bin Khalifa Al Thani (à droite) lors du Sommet économique arabe, à Riyad, le 21/01/13 (STR/AP/SIPA)
L'émir du Qatar Hamad bin Khalifa Al Thani (à droite) lors du Sommet économique arabe, à Riyad, le 21/01/13 (STR/AP/SIPA)

Dans une tribune intitulée "Qatar-bashing : 3 critiques fallacieuses à déconstruire", parue initialement sur Le Plus du Nouvel Observateur, et reprise sur son "Qatarblog", Nabil Ennasri dénonce ce qu’il estime être, à tort ou à raison, des campagnes répétées de calomnie à l’encontre de l’émirat. Il a sans doute raison : la calomnie au sujet du Qatar, comme à propos de n’importe quels autres individus ou groupes, est inopérante au plan analytique. Mais est-ce que cela invalide du même coup toutes les critiques, fussent-elles pertinentes ou justes, au prétexte qu’elles émaneraient "d’un ancien cacique du régime de Ben Ali, Mezri Haddad" ? Il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

Des connivences évidentes

Aussi, pour ce faire, s’impose, d’emblée, une précision de taille, notamment pour tout chercheur désireux de restituer l’intégrité d’une information tronquée par une série d’omissions, volontaires ou involontaires : mettre au jour les angles morts d’une réflexion qui entretient de l’impensé.

En effet, Nabil Ennasri oublie de dire que le cheikh Yûsuf Al-Qaradâwî, installé au Qatar, est LA référence théologique et une sommité religieuse incontestable du point de vue des acteurs de l’islam politique, arabe ou non. Certains, à l’instar de Khaled Mechaal du mouvement palestinien Hamas, ou encore l’Algérien Abbasi Madani, leader en exil du mouvement islamiste algérien Le Front Islamique du Salut, dissous en 1992, y ont élu domicile.

Rafik Abdessalem, issu du parti Ennahda et gendre de Rached Al-Ghannouchi, a été nommé ministre des Affaires étrangères de Tunisie, sous l’amicale pression du bailleur de fonds qatari, après avoir été, avant la chute du régime benaliste, chef du département de recherche au centre d’études de la chaîne Al-Jazeera. Ceci dénote plus d’une relation connivente entre Doha et l’islamisme que le cheikh Hamad veut contrôler, en diffusant à grande échelle un islam orthodoxe et orthopraxe.

Nabil Ennasri concède d’ailleurs que le prédicateur égyptien Yûsuf Al-Qaradâwî est le "mufti officieux du Qatar" [1]. Pourtant, il n’est pas sans savoir également que c’est ce théologien qui n’a pas hésité, du fait de sa notoriété dans les milieux particulièrement réceptifs à l’idéologie des Frères musulmans, en France en particulier, à lancer une fatwa, depuis la chaîne qatarie Al-Jazeera, appelant explicitement, devant des millions de téléspectateurs, à l’assassinat de Mouammar Kadhafi en Libye ; c’était en février 2011 [2]. C’est la même personnalité influente qui écrit que "Dieu est le Seigneur de tous et la loi coranique s’impose à tous" [3].

Pourtant, sans se débiner, Nabil Ennasri, sur son compte Twitter, et, par conséquent, publiquement, présente Al-Qaradâwî et ses financiers qataris, en "libéraux".

Un régime autoritaire et néo-patrimonial

Enfin, ce que ne dit pas Nabil Ennasri dans ses papiers successifs, est que, du point de vue strictement sociologique, le Qatar est structurellement un régime autoritaire [5], au caractère néo-patrimonial avéré, traversé par des lames de fond salafiste et islamiste [6]. En effet, plusieurs chercheurs, tel Jean-François Coustillière, rapportent que le Qatar soutient, ou a soutenu, des factions dans des crises et conflits en Libye ou en Syrie, en envoyant des conseillers militaires, n’hésitant pas à favoriser, de surcroît, les groupes les plus radicaux. L’émirat est également suspecté dès juillet 2012, d’avoir apporté "un soutien financier et militaire aux islamistes radicaux qui sèment le chaos dans le pays" [7].

Malgré tout cela, Nabil Ennasri s’entête à soupçonner les critiques du Qatar [8] d’islamophobie larvée, avec deux conséquences : d’une part, il déligitime, en France, les mobilisations contre le racisme anti-musulman, et d’autre part, il lie, bon an mal an, le devenir de nos concitoyens musulmans, aux vicissitudes des mouvements islamistes alimentés par l’émirat.

Que les choses soient claires : on peut être résolument pour les printemps arabes démocratiques, respecter le verdict des urnes, et demeurer néanmoins lucides quant aux ingérences qataries en Europe, et dans le monde arabe plus précisément.



[1] Cf. http://www.rue89.com/2012/09/12/quel-role-joue-le-qatar-dans-la-revolution-en-syrie-235276Consulté le vendredi 15 février 2013.
[2] http://www.youtube.com/watch?v=t1GcGD3SpmM Consulté le 15 février 2013.
[3] Youssef Qaradhawi, "Le licite et l’illicite en Islam", Paris, 2002 (6ème édition), p. 33.
[5] Cf. http://www.amnesty.org/fr/region/qatar/report-2011 Consulté le 15 février 2013
[6] Cf. Confluences méditerranée, "Qatar : jusqu’où ?", dossier coordonné par Agnès Levallois, n°84, 2012-2013.
[7] Jean-François Coustillière, "Qatar : chance ou menace pour les intérêts français ?", in Confluences méditerranée, n°84, hiver 2012-2013, p. 87-100, p. 95.
[8] http://www.youtube.com/watch?v=Yu6VYH5f2hU Consulté le 15 février 2013

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