Hocine Aït Ahmed (3): de la création du FFS à la conférence de Londres
Retiré de la vie politique depuis le printemps 2013, Hocine Aït Ahmed a donné plus de 70 ans de sa vie à lutte indépendantiste puis à l’opposition démocratique en Algérie. L’histoire d’un pays dans le portrait d’un homme, troisième partie.
La création du FFS et l’insurrection de la Kabylie
Devant l’entêtement du jeune président, les responsables de quelques wilayas (IIIe et la IVe) décident de tenter le tout pour le tout : créer un autre parti politique sur les fondamentaux du 1er novembre 1954 et la plateforme de la Soummam, et résister « pacifiquement » à la dérive militaro-autoritaire de l’ancien groupe de Tlemcen. L’idée a pris forme dès le début septembre, selon Aït Ahmed, pour « présenter spectaculairement une alternative pacifique et faire échec au coup de force constitutionnel ». Il a été soutenu dans cette action notamment par Ali Mécili, ancien agent du MALG (service de renseignements de la révolution algérienne), Mohand Oulhadj, dernier chef de la wilaya III, et Lakhdar Bouregaa, commandant de la wilaya IV, etc.
La première action du tout nouveau mouvement politique a été d’organiser une campagne de boycott du référendum sur la constitution. Toutefois, Aït Ahmed et ses alliés ont exprimé leur refus catégorique des idées de l’UDRS (Union pour la défense de la révolution socialiste), parti clandestin créé en juin 1963 par Krim Belkacem et les anciens du groupe de Tizi-Ouzou, et qui prônait la lutte armée contre l’ANP (l’armée régulière qui a pris la place de l’ALN). Le 29 septembre 1963, dans un meeting populaire au centre-ville de Tizi-Ouzou, sécurisé par les hommes du colonel Oulhadj (7ème région militaire de l’ANP) puisque le FFS a imposé aux gendarmes et à la police du régime de rester dans leurs casernes, Aït Ahmed lance officiellement son parti politique: le Front des Forces Socialistes (FFS). Le 3 octobre, Ben Bella gèle la constitution et envoie ses troupes militaires à la traque des rebelles, taxés aussitôt d’«antirévolutionnaires». Devant la réaction violente et répressive du pouvoir central, le FFS mène une « résistance armée » dans une posture nettement défensive.
Hocine Aït Ahmed en 1963, dans le maquis.
A l’époque, beaucoup de ceux qui connaissent Aït Ahmed ne comprennent pas son revirement radical vers l’action armée, lui qui a toujours refusé la lutte des clans et la violence fratricide. Il a même déclaré à maintes reprises, en pleine crise d’été 1962, que l’Algérie ne tombera jamais dans une guerre civile. En voilà une qui arrive et à laquelle il contribue. Pourquoi donc ? Cette question lui a été posée par un journaliste qui lui a rendu visite au maquis.
Voilà un petit résumé: « Il y a à peine deux mois quand je vous ai rencontré, vous étiez en civil, et vous êtes aujourd’hui en militaire, c’est donc l’épreuve de force ?», lui demande le journaliste. HAA répond sereinement: « Aujourd’hui que nous avons atteint un seuil à partir duquel: ou c’est la fascisation, c'est-à-dire la mort, la misère morale pour notre peuple, la misère sociale qui doit suivre nécessairement la misère morale ; ou bien la résurrection de notre révolution…». Le reporter de la télévision française rebondit avec une deuxième question: « Le fait de vous trouver là dans le maquis, en pleine Kabylie, veut-il dire qu’il n'y a plus de possibilité de dialogue et qu’on risque de voir la guérilla ?» HAA rétorque: « S’il y avait eu la moindre chance, on n’aurait pas fait ça. Toutes les issues ont été bouchées ».
Le malheur ne vient jamais seul. Dès la fin septembre 1963, le Maroc provoque une guerre de frontière au sud-ouest algérien (La guerre des Sables, entre septembre 1963 et février 1964). Le 30 septembre 1963, au lendemain de la proclamation officielle du FFS, Ben Bella déclare que l’« insurrection d’Aït Ahmed est soutenue par le roi du Maroc ». Il a profité de cette occasion pour évoquer l’« union patriotique contre une agression extérieure ». Il a lancé un appel à tous les Moudjahidine de la Kabylie pour rejoindre le Front contre les troupes royales à l’ouest du pays. Le 15 octobre 1963, il a décidé de la mobilisation générale des troupes de l’ANP et les anciens combattants de l’ALN. Le colonel Oulhadj, chef militaire du FFS, officieusement convaincu par Krim, négocie avec l’armée régulière. Il finit par accepter de donner l’ordre à ses hommes de rejoindre les troupes de l’ANP aux frontières marocaines, avec toutes leurs armes et munitions. En contrepartie, il rejoint Alger et sera nommé membre du Bureau politique du parti unique. Le FFS est pratiquement décapité. Il ne lui reste plus d’armes et les hommes qui le protégeaient l’ont abandonné. C’est un coup très dur pour Aït Ahmed, qui refuse malgré ce revers de se rendre aux autorités centrales. L’étau se resserre sur lui et ses fidèles lieutenants. Plus de 400 militants du FFS tombent au champ d’honneur lors des ratissages et expéditions punitives de l’ANP. Si L’Hocine lui-même échappe à une embuscade, le 14 octobre 1964, près de Tigzirt, où son secrétaire, Tahar Tamzit, trouvera la mort. Trois jours plus tard, il est arrêté, avec Ali Mécili, à quelques pas d’Aïn El Hammam. Le lendemain, Alger Républicain titre alors: « l’ANP capture le traître Aït Ahmed ».
L’accord FFS-FLN et le coup d’Etat de 1965
Le chef du FFS est emprisonné à Lambèse (Batna) puis à la prison d’El Harrach. Il a été condamné à mort puis gracié. Depuis sa cellule, il continue de donner des instructions aux responsables du FFS clandestin. Pendant ce temps là, Ben Bella commence à souffrir de l’insolence de Boumediene et de son ambition sans limite. Dans sa volonté d’anticiper les choses, le Président a déjà décidé, à tort, de confier l’EMG à Tahar Zbiri (qui participe au coup d’Etat de 1965 et puis tente lui-même de renverser Boumediene en 1967). Maintenant, Ben Bella veut éloigner le lieutenant le plus dangereux de Boumediene, Abdelaziz Bouteflika, ministre des affaires étrangères. Afin de se protéger, l’équipe de Ben Bella décide de se rapprocher du Zaïme historique du FLN et du FFS, Hocine Aït Ahmed. Ce dernier accepte le principe de négociation à condition qu’il soit représenté par des cadres du FFS à Paris. Ce fut effectivement le cas. Le 16 juin 1965, un communiqué commun FFS-FLN est publié dans la presse. L’accord porte sur plusieurs points : le cessez-le-feu, l’indemnisation des familles des militants tués par l’ANP, la réhabilitation des militants FFS dans leur statut d’anciens combattants de l’ALN, et enfin la libération de tous les détenus politiques.
Le 19 juin, Boumediene dépose Ben Bella et ordonne son arrestation. Justifié par sa volonté de corriger le cours révolutionnaire, il s’autoproclame président de la République. Aït Ahmed est affirmatif sur la vraie raison de ce coup d’Etat, lors d’une émission diffusée sur la télévision française, le 1er novembre 1979 : « la raison véritable qui a poussé l’armée à se débarrasser de Ben Bella, le 19 juin 1965, la véritable cause, c’est que trois jours auparavant, un communiqué commun FLN-FFS a été publié dans la presse nationale, annonçant le début de la sortie du parti unique et la reconnaissance d’un deuxième parti. Trois jours après, c’est le coup d’Etat. En fait, les gardiens du temples ne voulaient pas l’ouverture de la voie à une opposition ».
En voulant dissimuler sa « vraie motivation » derrière le renversement de son ancien protégé, le nouveau président s’engage à respecter l’accord FFS-FLN. Il commence par la libération de tous les détenus politiques sauf Aït Ahmed, dont la libération est retardée d’une occasion à une autre, comme c’est le cas pour l’indemnisation et la réhabilitation des militants FFS-1963.
En prison d’El Harrach, HAA reprend ses études et passe avec succès la deuxième moitié de son baccalauréat (il a passée la première partie en 1945). Grâce à des sympathisants et des complicités avec des responsables militaires, son évasion a été facilitée. Le 1er mai 1966, il se fait la belle et s’exile en Suisse à partir du port d’Alger. Dans ce pays, il prépare et obtint une licence en droit à Lausanne. Puis, il poursuit ses études en France jusqu’à 1975, l’année de sa soutenance de doctorat. Il présente, en effet, à l’université de Nancy une thèse sur « Les droits de l’homme dans la charte et la pratique de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) ».
L’opposition au parti unique
Le docteur en droit international n’a pas cessé ses activités politiques. Il assumait pleinement, en tant que chef du FFS clandestin, son rôle d’opposition au régime de Boumediene. Il s’oppose par la plume et les idées aux desseins idéologiques de son rival politique. Il déclare par exemple aux médias occidentaux: « La démarche de l’école n’était pas une démarche de culture. Un pays vaut ce que vaut son école. Or l’école algérienne a été faite d’une manière démagogique. C’était une démarche revancharde sur la langue française. Revancharde de la part de qui ? De la part de ces mêmes gouverneurs qui envoyaient leurs enfants aux universités occidentales. » Ou encore sur l’islam politique: « A partir du moment où on a choisi l’islam comme religion d’Etat, l’islam n’a pas échappé à l’instrumentalisation systématique par le pouvoir. Les mosquées sont devenues comme au temps de la colonisation, des tremplins pour la propagande du régime. »
Loin de se contenter de paroles, Aït Ahmed est réconforté par le passage à l’action des jeunes militants du FFS en Kabylie. Ainsi, vint la révolte populaire du 20 avril 1980, communément baptisé le « Printemps berbère ». Depuis son exil forcé, il s’insurge contre les répressions du pouvoir contre une jeunesse qui ne réclamait qu’un changement démocratique et pacifique. Le 24 avril, il fait une apparition sur Antenne 2 (France 2) et regrette la violence du régime de Chadli: « Je suis profondément bouleversé d’apprendre que le sang algérien est versé en Kabylie, que des centaines de jeunes sont enlevés, que des centaines de travailleurs et d’étudiants gisent dans les hôpitaux. Je viens d’apprendre que tous les médecins de l’Algérois ont été appelés à la rescousse. Je dénonce le caractère fasciste de la répression devant des manifestations dont tout le monde s’accorde à dire qu’elles étaient pacifiques, qu’elles étaient non sectaires ». Et d’ajouter: « Il est certain que la revendication culturelle, en Kabylie, s’inscrit dans l’ensemble des revendications sociales, politiques et culturelles de l’Algérie ».
Dans sa quête de réunifier toute l’opposition algérienne, le Zaïme du FFS organise une conférence avec son ennemi d’hier, Ahmed Ben Bella, le chef du MDA (Mouvement pour la démocratisation de l’Algérie), exilé en Suisse. C’est la conférence de Londres du 16 décembre 1985.
Aït Ahmed commence par un constat général de la situation politique en Algérie en dénonçant l’illégitimité du pouvoir central : « Ce régime est là par la force. Il n’a aucune légitimité historique, bien qu’il se réfère souvent à l’histoire. L’une des preuves les plus indéniables qu’eux-mêmes ne croient pas à la légitimité historique, c’est qu’ils persécutent les enfants des martyrs (il parle de l’arrestation des fils de chouhada qui ont constitué la première ligue algérienne de la défense des droits de l’homme, début 1985 et dont le procès justement s’ouvrait en ce mois de décembre). Pas de légitimité démocratique, le peuple algérien a été spolié de son droit à l’autodétermination. »
Il explique par ailleurs qu’il ne faut plus attendre de cadeaux du régime: « Ahmed Ben Bella a attendu l’arrivée de Chadli, des promesses ont été faites, des décisions fragmentaires été prises, qui laissent espérer l’ouverture. Il a attendu qu’une ouverture véritablement crédible puisse s’opérer. Moi-même jusqu’à l’année passée, je nourrissais vraiment, je dirais plus que le désir, la passion, de retrouver mon pays. Mais le retrouver en citoyen libre, avec la possibilité de m’exprimer. Et figurez vous que pour toute réponse de la part du pouvoir, après de longues négociations, on me demande de m’engager à renoncer à toute activité politique ». Il précise à l’assistance, en outre, qu’il n’est pas d’accord avec Ben Bella sur les choix politiques et idéologiques mais, entonne-t-il, « c’est la situation générale de notre pays qui fait que nous nous sentons le devoir moral d’intervenir. Sinon, il y aurait non assistance à un peuple en danger. Nous avons été des militants, nous aimons notre pays, nous avons longtemps couru l’Algérie pour organiser le mouvement indépendantiste... Beaucoup de choses nous ont unis, et lorsque certains s’étonnent que nous soyons, aujourd’hui, côte à côte ; on oublie une chose ! C’est lorsque toutes les valeurs dans la société algérienne sont perverties, nous voulons garder les valeurs de l’amitié, les valeurs de la solidarité. Mais nous ne voulons pas oublier le passé…» Il conclut son message par un appel à un consensus national: « Nous voulons remobiliser la société et la reconquérir. Nous voulons créer un éveil dans la société algérienne. Nous nous adressons aux intelligences et aux consciences des Algériens. Nous appelons toutes les personnalités et les mouvements, y compris les communistes même si nous ne sommes pas d’accord avec leur programme, à se joindre à nous. Nous sommes pour une stratégie de remobilisation de l’opinion publique ». Aït Ahmed finit son allocution en faisant une petite réflexion qui en dit beaucoup: « L’union est déjà sur le terrain, dans les prisons, à Berrouaghia: les jeunes militants qui luttent pour la reconnaissance de la langue berbère, les jeunes militants de la ligue algérienne de la défense des droits de l’homme et les jeunes benbelistes vont être presque jugés en même temps. Les uns à partir du 15 et les autres à partir du 19. » L’artisan de cette conférence, Ali Mécili, est assassiné à Paris le 7 avril 1987, par « ordre de la sécurité militaire algérienne », selon Aït Ahmed
PAR SAMIR GHEZLAOUI
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