Hocine Aït Ahmed, l’histoire d’un pays dans le portrait d’un homme
Le 29 septembre 2013 fut une date importante pour l’opposition démocratique algérienne, qui a fêté le cinquantenaire de la création du Front des Force Socialistes (FFS) par son actuel président d’honneur, Hocine Aït Ahmed. Cet anniversaire coïncide avec la retraite politique, depuis mai 2013, à l’occasion du cinquième congrès de son parti, de ce grand homme qui a donné plus de 70 ans de sa vie à lutte indépendantiste puis à l’opposition démocratique en Algérie.
C’est une occasion de revenir sur son parcours exceptionnel, au-delà des reproches que peuvent lui faire ses adversaires politiques concernant certains choix ou positions de l’historique chef de l’OS. Il est connu comme la bête noire des éradicateurs en Algérie. Ecrire le CV du Zaïme HAA, appelé aussi Si L’Hocine ou encore Da l’Hocine, revient simplement à écrire l’histoire contemporaine de l’Algérie.
Admiré par la quasi-totalité du peuple algérien pour son parcours historique durant la guerre de libération, Aït Ahmed Mohand Oulhoucine, dit Hocine, il a pu construire une légende autour de sa personne. On le cite souvent comme l’homme politique aux sept langues, faisant référence aux nombreuses langues étrangères qu’il maîtrise.
Le charismatique fondateur du FFS, le plus vieux parti d’opposition en Algérie, est né à Aïn El Hammam, ex-Michelet (haute Kabylie), un certain 20 août 1926. Ce descendant du Saint-poète populaire, Cheikh Mohand Oulhoucine, se familiarisa rapidement avec la vie paysanne kabyle de dignité et de fierté patriotique. Encore enfant, il compose des poèmes, en kabyle et en français, à la gloire de l’identité algérienne et contre la colonisation française. Son année de naissance correspondant également à l’époque de la création de l’Etoile-Nord-Africaine (ENA), sa route de lutte est donc déjà toute tracée !
Sur la route révolutionnaire !
L’adolescent Hocine, alors qu’il est encore lycéen à Ben Aknoun, rejoint le Parti du peuple algérien (PPA) en 1942. Il n’a que 16 ans quand il commence à prendre des responsabilités au sein du Comité central du PPA. Après les répressions du 8 mai 1945, Ouali Bennaï encadrent les jeunes Aït Ahmed, Ali Laïmache, Amar Ould-Hamouda et Omar Oussedik et les ramènt en Kabylie pour préparer la riposte du PPA. La direction nationale a décidé de déclencher une insurrection armée dans tout le pays, le 22 mai 1945, heure zéro. Le jeune Hocine, d’à peine 19 ans, est chargé d’organiser dans sa région natale cette révolution, presque improvisée. Le même rôle est attribué à tous les autres. A quelques heures de l’heure fatidique, les responsables du Parti décrochent et envoient un contre-ordre. La révolution est reportée. Hocine Aït Ahmed et ses camarades rentrent à Alger, déçus, pour passer la première partie de l’épreuve du Baccalauréat. Il réussit mais décide d’arrêter les études pour se consacrer à la politique, chez lui en Kabylie, où il est rapidement remarqué par des responsables locaux et nationaux. Entre 1945 et 1947, il n’arrête pas d’harceler la direction nationale par des initiatives, toutes radicales, qui consistent à s’organiser et préparer le peuple algérien à la Révolution.
Lors du congrès du PPA-MTLD en 1947, à Alger, il propose au Comité central (CC) la création d’une Organisation Spéciale (OS) paramilitaire qui serait chargée d’entraîner des combattants et acheter des armes afin de mieux anticiper l’éventualité d’une lutte armée. L’OS est crée et dirigée, pendant un bref moment, par Mohammed Belouizdad. En effet, alors qu’il a été désigné auparavant comme membre du CC et du Bureau politique (BP), Aït Ahmed prend la tête de l’OS, vers novembre 1947, en replacement de Belouizdad, gravement malade. En décembre 1948, lors du Comité central élargi du PPA-MTLD, le chef-national de l’OS rédige un rapport sur l’histoire de l’Algérie et les orientations idéologiques d’une très éventuelle guerre révolutionnaire.
« Il fallait surtout accorder la priorité à la préparation militaire du PPA. D’où le fait que le parti s’étant engagé dans une véritable politique légaliste ; nous avons réclamé, à plusieurs reprises, l’application des résolutions du congrès de 1947. Je pense que la répression menée par Naegelen (Marcel-Edmond Naegelen, gouverneur général de l’Algérie 1948-1951) lors des élections de 1948 a sonné le glas de la période électoraliste qui nous a permis de reprendre l’initiative au sein de l’Organisation spéciale. Personnellement, j’ai présenté un rapport au comité central élargi, en décembre 1948, pour dire : maintenant c’est fini, il faut se préparer sérieusement », raconte le Zaïme dans cette vidéo:
Selon Mohammed Harbi, « ce document est l’analyse la plus cohérente et la plus radicale produite alors par un dirigeant algérien ». Dans ce texte, Aït Ahmed évite de parler de la langue ou de la religion, imposant le terme d’«une identité algérienne» de l’Algérie. En plus, il plaide ouvertement pour la lutte armée. Ces deux idées ont suffi pour irriter Messali Hadj qui conduisait une lutte idéologique arabo-musulmane, sous la houlette de la Ligue arabe, dont le secrétaire général est son ami Azzam Pacha.
La fausse crise berbériste de 1949
En plus de son refus d’entamer la lutte armée, Messali a, en effet, lancé, en septembre 1948, un Appel aux Nations Unies où il définit l’Algérie comme un pays arabo-musulman, dont l’histoire commence par la conquête arabe au Maghreb. Cette position a provoqué les militants kabyles radicaux du PPA-MTLD. En novembre 1948, en réponse à Messali, la fédération de France vote une motion de Rachid Ali Yahia pour demander la définition de l’identité nationale algérienne, en préconisant l’égalité entre les langues et cultures arabes et berbères. Les militants de cette fédération ont refusé la thèse d’une « Algérie arabe et musulmane » et opté pour l’idée d’une « Algérie algérienne ». C’était le premier grain de ce qui va devenir la crise berbériste de 1949, présentée par Ait Ahmed et de nombreux témoins comme un « complot contre l’OS et ses militants Kabyles qui voulaient s’emparer des décisions au sein du MTLD ». Cette motion est soutenue ouvertement par quelques chefs du Parti en Kabylie comme Ouali Bennaï et Amar Ould-Hamouda. Ces deux chefs historiques du PPA-MTLD et militants de l’OS, ont été les camarades de toujours d’Aït Ahmed depuis 1945, en plus d’Ali Laïmache et Omar Oussedik.
La pression exercée par les jeunes militants kabyles, qui veulent« une guerre révolutionnaire » et « une identité algérienne» , ramène Messali à conclure qu’il ne peut plus contenir l’insolence de cette jeunesse contre ses ordres et ses choix idéologiques. Il le découvre encore plus après le vote à l’unanimité du rapport d’Aït Ahmed par les membres du CC élargi. Il n y avait qu’une seule voix contre, et une abstention qui était celle de Messali lui-même. Sentant le contrôle du mouvement nationaliste entrain de lui échapper au profit « de jeunes révolutionnaires radicaux », pratiquement tous issus de la Kabylie, il décide de frapper fort pour rétablir son autorité.
Il ordonne à la direction du Parti, à Alger, de préparer une réaction violente à l’initiative de la fédération de France. Cette dernière est dissoute. Messali envoie des représentants pour reprendre de force tous les bureaux du parti en France, en excluant tous ceux qui sont « soupçonnés de berbérisme ». En Algérie, les messalistes propagent des rumeurs sur l’existence d’un « complot berbère fractionniste contre la nation algérienne arabo-musulmane, mené par un Parti populaire kabyle (PPK) ». A partir de mars 1949, tous les camarades berbéristes d’Aït Ahmed sont arrêtés par les autorités coloniales: Bennaï, Ould Hamouda et Oussedik, et beaucoup d’autres militants et cadres du PPA-MTLD de la Kabylie. Selon plusieurs sources historiques, tous ont été dénoncés par la direction de leur parti.
Pendant ce temps-là Aït Ahmed, porté par le succès de son initiative pour une lutte armée malgré l’abstention de Messali, cherche les moyens financiers pour acheter des armes et préparer la guerre de libération imminente. Le chef national de l’OS planifie l’attaque de la Grande poste d’Oran, avec le chef de l’OS à Oran, Ahmed Ben Bella. Grâce à la planification d’Aït Ahmed, un commandos de l’OS passe à l’action, le 5 avril 1949, et récupère, sans la moindre effusion de sang, plus de trois millions d’anciens Francs. Ce deuxième succès ne peut qu’agacer Messali davantage. Et voilà qu’Aït Ahmed est rattrapé par la purge anti-berbériste. Bien qu'il se démarque de ce qui s’est passé en France, il a été soupçonné d’être l’une des têtes pensantes des berbéristes (dans son rapport de décembre 1948, il revendique l’identité algérienne et retrace l’histoire de l’Algérie depuis l’antiquité en, citant les chefs de toutes les révolutions populaires de l’histoire maghrébine: Jugurtha, Tacfarinas, l’Emir Abdelkader, El Mokrani, etc.). En plus de ça, il a refusé de cautionner la remise en cause du patriotisme ou de porter atteinte à l’intégrité morale et physique de ses anciens compagnons. En juillet 1949, en son absence, la direction d’Alger décide de dissoudre toutes les sections de l’OS en Kabylie. Au mois de septembre, Aït Ahmed est remplacé par Ben Bella à la tête de l’OS et se voit également exclu officieusement du CC et du BP. Il ne découvrira ces changements qu’en décembre 1949. Isolé et ne recevant aucune nouvelle affectation, il vit dans la clandestinité civile totale, à Alger, depuis cette date jusqu’à fin 1951. Il profite de cette période pour revoir sa famille et se marier avec Tounsia Toudert, dite Djamila.
Le diplomate de la révolution naissante
Sur le plan politique, le PPA-MTLD est au bord de l’éclatement. Plus grave encore, les autorités coloniales découvrent l’OS et arrêtent des centaines de militants à travers tout le territoire national. Ben Bella, le nouveau patron de l’OS, est lui-même arrêté à Alger, en mois de mai 1949. Après ce coup presque fatal au mouvement indépendantiste, la direction du Parti décide de recontacter Aït Ahmed par le biais d’Ahmed Bouda, opposant à cette époque à Messali. Bouda lui propose de quitter Alger pour le Caire. Après une rencontre avec Hocine Lahoual et le Dr Chawki Mostefaï, tous deux membres influents du BP, Si L’Hocine présente un avant-projet pour lancer une diplomatie algérienne qui renforcera les liens avec le Tiers-monde et tous les mouvements anticolonialistes en Afrique et en Asie. En octobre 1951, les dirigeants du MTLD font voyager Aït Ahmed dans un bateau, en partance vers Marseille. Il monte à bord, vêtu en officier de la Marine. Mostefa Ben Boulaïd, ex-responsable de l’OS aux Aurès, fait établir à son ex-responsable hiérarchique une fausse carte d’identité. Hocine Aït Ahmed s’appelle temporairement: Saïd Farhi, né dans le douar des Ouled-Aouf à Batna.
Une fois arrivé à Marseille, il prend le train vers Paris où il devrait attendre son laissez-passer vers le Caire. En janvier 1952, Messali fait son mea-culpa non assumé. Il vient à la rencontre de l’ancien chef de l’OS. Evitant, ne serait-ce que le fait de rappeler les différends entre les deux hommes qui agitaient leur relation depuis début 1947, Messali demande à Da L’Hocine de rédiger un rapport qui définira les modalités pour relancer l’OS. Le patron du MTLD aura son rapport en février. Aït Ahmed, quant à lui, prendra la route vers le Caire, fin avril. Il fait une escale à Berne, en Suisse, où il rencontre l’ambassadeur égyptien qui lui remet un laissez-passer et lui procure un billet d’avion d’un vol-direct: Zurich-Le Caire. Le 1er mai 1952, Aït Ahmed est au Caire et devient officiellement membre de la délégation extérieure du PPA-MTLD dont l’un des éléments n’est autre que Mohammed Khider. Au Caire, il ne se préoccupe plus des conflits de «chefs», à l’intérieur du Parti, entre Messalistes et Centralistes, notamment après le congrès de 1953. Il soutiendra, néanmoins, à temps le CRUA (Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action), créé en mars 1954 comme une troisième voix. Le CRUA se substitue aux deux parties antagonistes et décide de préparer le déclenchement de la guerre de libération nationale.
En attendant, le nouveau cairote pose ses premières pierres dans l’édifice d’une diplomatie révolutionnaire algérienne. En janvier 1953, il prend part à la toute première conférence des partis socialistes asiatiques à Rangoon en Birmanie. Cette organisation marxiste a soutenu, dès lors, la lutte de libération du Nord-Africain. Il profite de ce voyage pour se rendre au Pakistan, en Inde et en Indonésie pour créer des comités de soutien à l’autodétermination du peuple algérien.
Le 1er novembre 1954, Aït Ahmed, Khider et Ben Bella (il s’est évadé de la prison en 1952 et finit par rejoindre la capitale égyptienne) étaient au Caire pour rendre publique la proclamation du Front de Libération Nationale (FLN). Ces trois leaders de l’extérieur se rajoutent aux six chefs de l’intérieur (Krim Belkacem, Mohamed Boudiaf, Rabah Bitat, Didouche Mourad, Mostefa Ben Boulaïd et Larbi Ben M’hidi) pour former le noyau dur des neufs historiques qui ont déclenché la guerre de libération nationale.
Hocine Aït Ahmed à la conférence de Bandung, en 1955.
En avril 1955, Si L’Hocine est à la tête de la délégation algérienne à Bandung où il a présenté, avec son compagnon M’Hamed Yazid, et conjointement avec les délégations marocaine et tunisienne, un «Mémorandum Maghrébin» réclamant l’indépendance de ces trois pays. D’après l’historien français Yves Courrière, c’est uniquement grâce à l’effort individuel du natif d’Aïn El Hammam que la question algérienne sera inscrite à l’ordre du jour de cette conférence. Il est resté en Indonésie, tout seul, plus d’un mois avant ce rendez-vous, dans l’unique but de négocier et d’arracher au président Soekarno le feu vert pour la participation du FLN à l’historique «Conférence de Bandung». En début de l’année 1956, les deux diplomates de la Révolution, Hocine et Yazid, réussissent même l’exploit d’ouvrir un bureau du FLN auprès des Nations-Unies (ONU) à New York. C'est-à-dire quelques mois avant le Congrès de la Soummam, auquel Aït Ahmed, comme on le saura ci-après, devait participer.
Le congrès de la Soummam, 20 août 1956
Aït Ahmed considère que le congrès de la Soummam est le vrai acte fondateur du Front de libération national. Lors d’une émission radiophonique, diffusée durant les années 1990 sur les ondes de la Radio nationale Chaîne 2, il s’attaqua frontalement à Ben Bella. « Il faut préciser que, de tout temps, Ben Bella considérait que c’est lui qui a fait la révolution ; lui et les Egyptiens. C’est lui qui a créé le FLN... », a-t-il rappelé avant de continuer: « la vérité c’est que le Front n’a pas été créé en novembre 1954. Il est vrai que l’appel du Caire avait sont importance et son poids psychologique. Mais la vraie organisation du Front a été entamée avec la venue d’Abane, paix à son âme. A Alger, il demanda à Rebbah Lakhdar (responsable d’Alger et lieutenant rapproché d’Abane. C’est chez lui que la décision de composer l’hymne national algérien a été prise en mai 1955) de lui organiser des auditions avec tous les chefs des partis politiques: les communistes, les centralistes, les oulémas, Ferhat Abbas, etc. Abane leur a imposé de dissoudre leurs formations et de se joindre au FLN car il a compris que la France voulait exploiter les divisions pour frapper la révolution ».
Enfonçant un peu plus le clou contre ceux qui ont confisqué le pouvoir en 1962, Aït Ahmed rajoute, sans non ironie: « Il faut dire que l’histoire n’a pas été faite par les cow-boys ». Il affirme que toute l’organisation de l’ALN et du FLN était l’« œuvre » d’Abane Ramdane, en lui reconnaissant intelligence et compétence:« Organiser le congrès de la Soummam, c’était une prouesse de sa part. Je me demande comment il a réussi à faire une telle réunion en plein cœur des batailles contre l’armée coloniale ? Quand on m’a mis au courant, j’étais vraiment content en me disant chapeau bas à lui et ses camarades ». Da L’Hocine n’a été informé de cette initiative, fondatrice de l’Etat algérien moderne, que quelques jours avant le fameux détournement d’avion d’octobre 1956.
Pratiquement deux mois après la tenue de ce congrès, l’ancien chef de l’OS rencontre Khider au Maroc. «Vers le 17 octobre, j’ai rencontré Mohamed Khider qui m’a donné une copie de la plateforme de la Soummam. Il m’a expliqué qu’on nous l’a envoyée pour que nous donnions notre avis. Je l’ai lue et elle m’a plu. Il y avait certes des petites retouches à faire mais j’étais vraiment content du résulta final », témoigne-t-il. Son compagnon d’armes l’informe, à cette même occasion, d’un détail:« Khider m’a dit qu’en fait, ils nous ont appelé, moi et Boudiaf, pour que nous soyons présents. Je lui ai demandé: alors pourquoi vous ne me l’avez pas dit ? Je ne le savais pas ! », regrette celui qui devait fêter ses 30 ans à la Soummam. « Justement, nous devrons nous réunir à Madrid. Ben Bella et Boudiaf ne sont pas d’accord avec les résolutions du Congrès », lui répond Mohamed Khider.
(à suivre)
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