samedi 19 octobre 2013


John le Carré : "L’âme d’une nation se révèle dans ses services secrets"


Alors qu'il publie "Une vérité si délicate", l'écrivain a reçu "le Nouvel Observateur" chez lui, en Cornouailles, pour une interview rare. Bonus inédits.


JOHN LE CARRÉ, de son vrai nom David Cornwell, né en 1931, a été espion avant de devenir écrivain. Auteur de "l'Espion qui venait du froid", "la Taupe", "la Maison Russie", il a vendu en France 105.000 exemplaires d'"Un traître à notre goût" (2011) et 113.000 d'"Un homme très recherché" (2008). "Une vérité si délicate" a été tiré à 70.000. (©AARGAARD/SCANPIX SUEDE/SIPA)

Le Nouvel Observateur Les services secrets de chaque pays renferment, selon vous, toute la psychologie d’une nation, avez-vous dit…
John Le Carré Oui. Dans le secret de ces locaux clandestins, de qui, de quoi avons-nous le plus peur ? Et quel est notre rêve le plus cher pour notre pays ? C’est un processus passionnant à étudier. De mon temps, les services secrets avaient leurs locaux dans Victoria Street. Une immense demeure pleine de couloirs, le lieu idéal pour une telle activité. Et dans le bureau du grand chef, il y avait un énorme coffre-fort dont lui seul avait la clef.
Or, lorsque les services secrets ont déménagé vers de nouveaux locaux, le chef était mort. Et ses prédécesseurs n’avaient jamais ouvert le coffre. On les a donc convoqués, ainsi qu’un huissier et le meilleur perceur de coffres du pays ! Il a enfin réussi à l’ouvrir : à l’intérieur, il n’y avait qu’un vieux pantalon, qui avait appartenu à Rudolf  Hess. Nul ne sait ce qu’il faisait là: peut-être voulait-on l’analyser pour savoir si Hess se masturbait ou était incontinent…
L’âme d’une nation se révèle effectivement dans ses services secrets. Au MI5, vers 1955-1956, on pouvait ainsi découvrir que la grande hantise des classes dirigeantes était l’éclatement d’émeutes dues à la pauvreté en Grande-Bretagne même, comme la grande marche des affamés qui était partie du pays de Galles en 1928-1929. Cette paranoïa était peut-être anachronique, mais elle subsistait. D’ailleurs, on tend à oublier le nombre de grèves et d’actes de désobéissance civile qui s’étaient produits pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Il y avait donc une profonde méfiance envers la classe ouvrière.
Que nous révèle de l’état de l’Angleterre le MI6 d’aujourd’hui?
Il nous révèle avant tout que notre politique étrangère se décide à Washington. Et il n’y a rien de plus triste. Il faut parvenir à nous détacher enfin de cette emprise. Voilà pourquoi j’étais si fier du récent vote à la Chambre des Communes s’opposant à une intervention militaire en Syrie. C’était un tournant de notre histoire. Mais dans cette affaire, le gouvernement n’a fait que suivre Obama dans la posture agressive puis dans le repli piteux.
Nos prises de positions publiques sont presque toujours calquées sur celles des Américains. Une bonne raison de voter travailliste aux prochaines élections serait l’espoir de poursuivre cette émancipation. Et je ne dis pas cela pour dénigrer les États-Unis. Je n’ai aucune haine pour les Américains. Mais je crois fermement que la place de la Grande-Bretagne se trouve au sein de l’Europe, et d’autre part que nous assistons à la naissance d’un processus de paix. C’est pour moi la seule lueur d’espoir, la seule raison d’être optimiste.
Dans votre roman, «une Vérité si délicate», vous mettez l’accent sur l’intégrité comme une qualité majeure.
En effet. Mais il s’agit de diplomates plutôt que d’agents secrets. Lorsqu’on travaille aux affaires étrangères, ou plus généralement pour le gouvernement, on est amené à se demander ce qu’il faut rendre à César et ce qu’on se doit à soi-même à sa conscience.
Vous avez fait preuve de la même intégrité dans vos engagements politiques.
Cela vient sans doute de mon passé familial : mon père était un escroc qui avait fait de la prison et fréquentait des gangsters. La confusion morale dans laquelle j’ai vécu mon enfance a été finalement enrichissante, car elle m’a contraint à définir ma propre morale, à m’inventer un code de conduite à partir de ce chaos. Cela dit, les escrocs avec lesquels frayait mon père avaient aussi leur code de conduite. Bien des années plus tard, j’ai rencontré l’un d’eux par hasard à Corfou. Il m’a confié :«Nous étions tous des criminels, mais ton père l’était encore plus que nous.» Il dépassait les bornes.
Cela vous a contraint très jeune à mentir sur vos origines pour paraître respectable, à devenir une sorte d’agent double…
Mon père nous voyait, mon frère et moi, comme ses œuvres d’art. Son ambition était de nous refaçonner, de nous arracher à son mode de vie pour faire de nous des gentlemen. Et le système existait pour y parvenir. Il suffisait de nous envoyer dans des écoles privées, de nous apprendre à parler comme il faut, à nous habiller comme il faut. Nous n’étions pas en pays étranger, mais nous vivions quand même incognito, nous portions un masque, comme des espions.
L’ascension sociale en elle-même représentait un travail d’espionnage: il s’agissait d’observer et d’apprendre comment s’exprimaient et se comportaient les gens bien, quels étaient pour eux les sujets tabous. Il fallait assimiler leurs bonnes manières, et en premier lieu nous débarrasser de notre accent d’origine ! Et nous y sommes parvenus. Si notre père voyait ses enfants aujourd’hui, il serait épaté ! Sans parler de ses petits-enfants…
Mon biographe a découvert des choses sur mon père que je ne soupçonnais même pas. Pour son premier délit, il avait été condamné à quatre ans de prison, ce qui était déjà sévère. Et au cours de sa détention, on l’a rejugé et ajouté à sa peine neuf mois de travaux forcés. Nul ne sait pourquoi: les archives sont perdues. Or, quand la police le recherchait, son associé et complice est mort. Des policiers ont assisté aux obsèques, où mon père n’est pas venu. Mais le lendemain, on l’a arrêté sur la tombe de son ami. Si cette histoire n’est pas vraie, elle mériterait de l’être.
Les différences d’accent jouent un rôle important chez les personnages de vos romans…
La Grande-Bretagne compte beaucoup d’accents régionaux, mais il n’y a pas d’Académie anglaise ! Naguère, il y avait la BBC, où on s’exprimait dans le même anglais que moi. Mais aujourd’hui, le politiquement correct exige que tous ces accents soient représentés, qui pour nous aussi sont difficiles à comprendre. Je viens d’une famille à l’origine ouvrière, où l’on parlait avec l’accent de ses origines. Mais les gens de ma génération ont dû apprendre à s’exprimer dans ce qu’on appelait l’«anglais correct», celui qu’on entendait à la BBC, un anglais officiel, incolore et bureaucratique, mais lourd de connotations sociales. On révélait son appartenance de classe par son accent, ou bien on changeait d’accent afin de se faire passer pour un aristocrate ! Une expression anglaise dit que chacun a la langue marquée au fer rouge: on porte son origine gravée dans sa langue.
Quels sont les trois livres que vous emporteriez sur une île déserte?
« Le Bon Soldat » de Ford Madox Ford, trop méconnu en France. Un grand roman de Balzac, peut-être «César Birotteau» pour lequel j’ai une étrange tendresse. Et assurément P.G. Wodehouse. Pour le rythme, l’invention, et parce qu’il n’empêche pas de dormir – ce qui devrait pourtant être le propre d’un bon romancier…
Propos recueillis par François Armanet et Gilles Anqueti

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