samedi 19 octobre 2013


EXCLUSIF. John le Carré : Mon réveillon avec Yasser Arafat


Snowden, les nouveaux mercenaires, la guerre en Irak, d'incroyables rencontres... Le maître de l'espionnage a accordé un grand entretien au "Nouvel Observateur". Extraits.
JOHN LE CARRÉ, de son vrai nom David Cornwell, né en 1931, a été espion avant de devenir écrivain. Auteur de "l'Espion qui venait du froid", "la Taupe", "la Maison Russie", il a vendu en France 105.000 exemplaires d'"Un traître à notre goût" (2011) et 113.000 d'"Un homme très recherché" (2008). "Une vérité si délicate" a été tiré à 70.000. (©AARGAARD/SCANPIX SUEDE/SIPA)
JOHN LE CARRÉ, de son vrai nom David Cornwell, né en 1931, a été espion avant de devenir écrivain. Auteur de "l'Espion qui venait du froid", "la Taupe", "la Maison Russie", il a vendu en France 105.000 exemplaires d'"Un traître à notre goût" (2011) et 113.000 d'"Un homme très recherché" (2008). "Une vérité si délicate" a été tiré à 70.000. (©AARGAARD/SCANPIX SUEDE/SIPA)

DE NOS ENVOYES SPECIAUX EN CORNOUAILLES
En haut d'une falaise déchiquetée qui surplombe la mer, John le Carré montre de la main, un sourire amusé aux lèvres, le large et la ligne d'horizon: «En face, c'est l'Amérique.» Nous sommes à la pointe des Cornouailles britanniques, dans le domaine très secret de celui qui n'est pas ici John le Carré mais, c'est son vrai nom, David Cornwell. Il y a quarante ans, sur un coup de foudre, il a acheté une ferme qu'il a au fil du temps aménagée et où, au stylo à bille, il a écrit ses chefs-d'œuvre.
L'itinéraire adressé par courriel pour atteindre à partir du village portuaire de Penzance (terminus de la Great Western Railway et où, dans l'auberge de l'Amiral Benbow, rôdent les ombres de Stevenson et de Long John Silver) la demeure du maître du roman d'espionnage est digne d'une feuille de route codée et relève du défi. Il faut l'interpréter tel un jeu de piste, puis traverser des landes mystérieuses et suivre des chemins qui rétrécissent à mesure que l'on approche de la maison de l'écrivain.
Jane, son épouse, nous accueille. David Cornwell alias John le Carré, habillé en gentleman-farmer – pantalon de velours lie-de-vin, gilet en tweed et chemise Oxford bleue –  nous invite à une courte promenade dans son jardin, qu'il a dessiné lui-même, au-dessus de la falaise. Le ciel est d'un bleu intense et des reflets de soleil argentés dansent sur la mer. Le lieu est d'une beauté époustouflante. Puis, dans une véranda baignée de lumière, c'est le moment de l'entretien.
Dans un anglais admirable de précision et de finesse, David-John se révèle un conteur éblouissant. Parfois, il n'hésite pas à imiter en virtuose les voix et les accents d'Arafat, de Primakov – ancien chef du KGB qui voulait absolument le rencontrer – ou encore de Richard Burton, qui interpréta «l'Espion qui venait du froid». L'homme qu'on disait sauvage est d'une extrême générosité en paroles. L'auteur d'«Une vérité si délicate» est le plus délicat des hôtes. L'entretien terminé, il nous invite à partager du champagne dans le jardin face à la mer. Fort disert, il ne cache pas qu'il est toujours en colère contre la politique étrangère de son pays, selon lui trop inféodée au grand allié ou parrain américain.
Suit un déjeuner très gai et raffiné où il s'amuse à raconter d'irrésistibles anecdotes. Ainsi celle avec son ami Alec Guinness qui, avant de jouer le personnage de George Smiley dans la série télévisée «la Taupe», avait demandé à John le Carré de lui présenter un maître espion. L'écrivain organisa un dîner pour que l'acteur rencontre le chef des services secrets britanniques. Durant le repas Alec Guinness fut silencieux et fort observateur.
Resté seul avec son hôte, il lui fit remarquer que l'espion en chef avait pour manie de tourner son doigt à l'intérieur de son verre avant de le boire pour vérifier un empoisonnement éventuel, qu'il avait trois grosses bagues aux doigts (dans laquelle se cacherait une pilule de cyanure?) et qu'il portait des bottines de daim orange pour brouiller les pistes. Le Carré lui répondit que c'était juste des manies qui n'avaient rien à voir avec le métier d'espion. Mais le premier jour de tournage sir Alec débarqua avec trois bagues aux doigts, des bottines orange et une drôle d'habitude pour toucher son verre... Après trois heures et demie d'une rencontre intense, nous repartons alors que la brume se lève. Avec cet entretien, publié dans "le Nouvel Observateur" du 17 octobre, et dont voici des extraits. 
Gilles Anquetil et François Armanet
Une vérité si délicate, par John le Carré,
traduit par Isabelle Perrin, Seuil, 336 p., 21,50 euros. 
Le Nouvel Observateur Une de vos inquiétudes est celle du poids croissant de la guerre technologique. Les Etats-Unis fabriquent tellement d'armes ultrasophistiquées comme les drones qu'il faut bien s'en servir.
John le Carré C'est bien là le problème : à quoi bon équiper l'armée américaine d'un arsenal aussi perfectionné si c'est pour la traiter comme l'armée suisse ! On a besoin de trouver ou de créer un ennemi. Il faut une structure de commandement expérimentée, des officiers ayant l'expérience du terrain, avant d'envoyer des soldats (presque des enfants) au front.
La solution trouvée par Obama pour ne pas entraîner son pays dans une nouvelle guerre, et retirer ses troupes d'Afghanistan, a été un recours massif aux forces spéciales, aux sous-traitants, aux drones, en niant systématiquement les dommages collatéraux. Le complexe militaro-industriel (une expression créée par Eisenhower !) a besoin de nouveaux ennemis, de nouveaux conflits.

[...]
Vous avez déclaré : « Je me rends compte aujourd'hui que tous mes romans sont une version codée de ma propre vie.» Est-ce parce que vous vous projetez dans vos personnages que vous refusez d'écrire vos Mémoires?
John le Carré Oui, mais j'avoue qu'aujourd'hui je suis tenté d'écrire sinon des Mémoires, du moins un récit autobiographique - ne serait-ce que parce que quelqu'un prépare depuis trois ans une biographie de moi ! A mesure que je lui raconte ma vie, je me dis que c'est un matériau trop passionnant pour le lui abandonner ! C'est ma vie, pas la sienne !
[...]
Un jour, Evgueni Primakov, ancien chef du KGB devenu ministre des Affaires étrangères, est venu à Londres en visite officielle. Son homologue Malcolm Rifkind lui a demandé s'il avait un souhait particulier, et Primakov a répondu qu'il voulait rencontrer le Carré ! Rifkind, qui doit me détester, a répliqué que ce serait difficile, mais qu'il pouvait lui procurer un de mes romans. Sur leur demande, j'en ai donc envoyé un exemplaire dédicacé au Foreign Office, où on l'a aussi examiné pour s'assurer qu'il n'était pas piégé... Mais entre-temps, j'avais été invité à dîner avec ma femme à l'ambassade soviétique.
Nous étions les seuls Britanniques: il y avait Primakov et sa femme (une doctoresse estonienne très belle), l'ambassadeur qui nous recevait, l'ambassadeur de l'URSS en Syrie, un interprète et quelques gardes du corps. Mais Primakov parlait très bien anglais. Il m'a dit d'emblée: «Appelez-moi Evgueni, je vous appellerai David.» 
On a beaucoup bu et il a fini par parler de l'opération Tempête du Désert: «Saddam est un ami à moi - vous voyez ce que j'entends par ami? Il m'a téléphoné pour me dire: ‘‘Evgueni, débarrasse-moi de ce problème du Koweït. Alors je suis allé voir George Bush senior...’’» Il échange quelques mots en russe avec son interprète, dont «datcha» et «Checkers», et je comprends qu'il a aussi rendu visite à Margaret Thatcher dans sa maison de campagne. Et il reprend: «Cette femme m'a fait la morale, et là j'ai compris: ils veulent la guerre.» Jamais il ne m'aurait confié tout cela s'il ne m'avait pas pris pour un super espion !
Dans le cas d'Arafat, je voulais le rencontrer. Je venais de faire la couverture de «Time Magazine». Tous les jours, je me rendais en vain au siège de l'OLP à Beyrouth, un véritable bunker. Et un soir, enfin, dans le couloir de mon hôtel, un garçon d'étage m'a dit: «Notre ‘‘chairman’’ va vous recevoir.» J'ai cru qu'il parlait du directeur de l'hôtel ! Une Volvo jaune m'attendait, escortée d'une autre voiture.
Je suis monté. Il y avait des jeunes gens avec des kalachnikovs. On m'a bandé les yeux et nous avons roulé, puis changé de véhicule. Me voilà, enfin avec Arafat, dans une pièce aseptisée qui ressemble à la salle d'attente d'un dentiste. Personne ne fume, car Arafat déteste ça. Et il me demande, d'un ton très théâtral: «Monsieur David, pourquoi êtes-vous venu ici? - Je voulais toucher de ma propre main le coeur des Palestiniens.» Alors il me saisit la main et la plaque sur sa poitrine: «Il est là, il est là, ce coeur!» 
De fil en aiguille, il a détaillé le dispositif militaire palestinien aux frontières d'Israël. Et pour finir, il m'a demandé si j'étais libre le 31 décembre et m'a invité à l'école des enfants des martyrs. On m'y a donc emmené, avec les mêmes précautions. Tout l'état-major de l'OLP était là pour assister au spectacle monté par les enfants, et Arafat m'a fait asseoir près de lui. Sur scène, des enfants de 10 ans s'échangeaient des kalachnikovs et tapaient dans leurs mains en rythme, bientôt imités par le public. Tout le monde était très ému.
On a fini par hisser Arafat sur la scène, et il nous a fait signe de l'y rejoindre. Il a retiré son keffieh, on a formé une chenille en se tenant par les fesses et on s'est tous mis à danser la conga ! Puis on a chanté en chœur l'hymne palestinien (même si je ne connaissais pas les paroles). Alors, Arafat s'est précipité du haut de la scène dans les bras de la foule qui l'acclamait.
C'était un véritable homme de spectacle, doté en outre d'une extraordinaire capacité d'empathie. Il était avant tout guidé par ses émotions, plus qu'on aurait pu le croire. Mais on tend aussi à sous-estimer son immense intelligence: il avait le potentiel d'un grand homme d'Etat. Sa barbe était très douce et sentait le talc pour bébé. Il était très tactile, il privilégiait le contact physique et les gestes affectueux. Du coup, la journaliste italienne Oriana Fallaci lui avait demandé s'il était homosexuel, à quoi il avait répondu: «Madame, je suis marié à la Palestine.»
 LIRE notre grand entretien exclusif avec JOHN LE CARRÉ dans "le Nouvel Observateur" du 17 octobre 2013. 
Par ailleurs, dans 'le Nouvel Obs' du 17 octobre 2013 : La France selon Finkielkraut / La traite des noirs par Léonora Miano / Alain Julien Rudefoucauld Chahdortt Djavann / Les souvenirs de Jean Rochefort / Alexandre Romanès répond à Manuel Valls / La folie "Heimat"...

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