Sciences
Simulation numérique des conflits sociaux
A l’ère d’Internet, la population n’est plus une masse, mais un subtil réseau d’interactions. Marketing et sociologie cherchaient des tendances ; désormais, c’est dans l’intimité des connexions et des gestes individuels que l’on fouille.
par Pablo Jensen, avril 2013
Gouverner l’avenir par la science et la technologie : telle est l’ambition du mégaprojet de recherche FuturICT (pour « information, communication, technologies »). « Un grand nombre des problèmes actuels, la crise financière, les instabilités sociales et économiques, les guerres, les épidémies, sont liés aux comportements humains,argumentent les chercheurs qui le pilotent. Mais il y a un sérieux manque de compréhension de la manière dont la société et l’économie fonctionnent (1). » FuturICT avait été présélectionné dans le cadre du plus grand programme de soutien à la recherche jamais lancé par l’Union européenne. Si, au final, il n’a pas été retenu pour un financement de 1 milliard d’euros — l’Union lui a préféré le projet Cerveau humain (Human Brain Project), qui vise à simuler un cerveau, ainsi qu’une étude des applications du graphène dans l’électronique, les communications, etc. —, les questions posées par FuturICT restent à l’ordre du jour.
Il s’agit en effet de profiter de la puissance de calcul des ordinateurs pour intégrer les connaissances en ingénierie et en sciences naturelles et humaines, avec pour objectif d’administrer la société. L’avalanche de renseignements créée, entre autres, par le développement d’Internet, la multiplication des capteurs et les échanges sur les réseaux dits « sociaux » permet le traitement de masses de données (big data) dont on imagine déjà des applications loin d’être anodines. Aux Etats-Unis, l’agence Intelligence Advanced Research Projects Activity (Iarpa), chargée de mener des recherches liées au renseignement, finance depuis 2011 un projet lancé par des universitaires et des entreprises qui vise à enregistrer automatiquement les données Internet des pays latino-américains pour « développer des méthodes [mathématiques]d’anticipation et de prévention de possibles révoltes ».
L’idée d’utiliser des méthodes scientifiques pour gouverner la société est tout sauf récente (2). Mais il faudra attendre l’invention des statistiques pour la rendre opérationnelle. A partir du XIXe siècle, dans le but d’améliorer la collecte des impôts ou l’enrôlement des soldats, les Etats européens recensent leurs populations et leurs richesses. Cela exige la mise en place d’une infrastructure juridique et matérielle, la généralisation de différents instruments comme les cartes ou le cadastre, l’homogénéisation des unités de mesure et de la langue, ou encore la stabilisation des noms de famille. Pour permettre l’exploitation de ces informations par les administrations centrales, on fit appel au grand mathématicien Pierre Simon de Laplace, qui inventa des outils mathématiques, comme le calcul des probabilités, afin d’estimer la population à partir de données parcellaires.
Mais le véritable fondateur d’une « science » de la société fut un personnage peu connu, l’astronome belge Adolphe Quételet. Côtoyant Laplace à l’Observatoire de Paris, il prit connaissance des recensements nationaux et fut fasciné par la relative constance du nombre de suicides ou de crimes. Il en déduisit que les imprévisibilités individuelles se compensent lorsqu’on agrège un grand nombre d’individus ; que ce qui se rattache à l’espèce humaine, considérée dans son ensemble, est de l’ordre des faits physiques. Il voulut alors créer une « mécanique sociale » aussi rigoureuse que la « mécanique céleste » de Laplace et capable de gouverner les masses humaines. Cette analyse de la régularité et de la prévisibilité des groupes sociaux servit de point de départ au philosophe et sociologue Emile Durkheim (1858-1917) et à la science de la société moderne, la sociologie.
Jusqu’aux « trente glorieuses », les Etats centralisés vont ainsi gouverner des populations conçues comme des groupes sociaux homogènes, appréhendés depuis les centres de pouvoir selon des critères administratifs prédéfinis (âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle...). Puis, dans les années 1980, l’Etat néolibéral abandonne l’idée d’une société structurée en catégories. Il la conçoit plutôt comme une juxtaposition d’individus isolés, d’« atomes sociaux » en concurrence sur un marché libre, qu’il convient de piloter par des incitations et des palmarès, comme l’a montré Alain Desrosières, qui vient de disparaître et auquel ce texte doit beaucoup, dans le précieuxLa Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique (La Découverte, 1993).
FuturICT combine cette conception d’« atomes sociaux » chère au libéralisme à la vieille idée de Quételet de l’existence de lois sociales. L’un de ses objectifs est en effet de « dévoiler les lois cachées qui sous-tendent notre société complexe ». Grâce à celles-ci, on pourra fabriquer des sociétés virtuelles où seront testés des scénarios ; cela permettrait de choisir les « meilleurs », et ainsi de « prévenir les crises qui secouent régulièrement le monde ». Déjà, il est possible de recourir à des simulateurs de trafic urbain afin d’optimiser les cycles de feux de circulation en mesurant des flux moyens de véhicules. Mais Dirk Helbing, l’un des deux responsables du projet FuturICT, explore une autre approche : grâce à des données sur le trafic automobile, il a créé avec son équipe un modèle de comportement des conducteurs tenant compte de paramètres comme leur temps de réaction. En faisant interagir un grand nombre de ces « conducteurs robots » dans des environnements incluant des feux coordonnés de différentes manières, il a pu explorer les temps de parcours et montrer que, en rendant les feux capables de mesurer les flux de véhicules en temps réel et d’échanger des informations avec les feux proches pour se coordonner, on pouvait anticiper l’arrivée de groupes de voitures. Cette ingénierie « microsociale » peut être utile dans d’autres domaines : une équipe interdisciplinaire d’informaticiens, de médecins et de physiciens a ainsi établi un modèle détaillé permettant de prédire les épidémies de grippe.
Avec FuturICT ce type d’approche se généralise à l’ensemble des problèmes sociaux. Tout en reconnaissant qu’il n’est pas possible de créer un modèle intégrant tous les habitants de la Terre à partir d’informations sur leur vie privée, FuturICT envisage néanmoins un « simulateur terrestre » alimenté par un « système nerveux planétaire », réseau mondial de capteurs enregistrant et centralisant à chaque seconde des milliards de données individuelles et environnementales. Idéalement, ce simulateur serait capable de modéliser le fonctionnement des sociétés, comme on le fait déjà pour des systèmes complexes en physique, et donc de tester les effets de différentes politiques. Tout comme les chimistes peuvent aujourd’hui se dire : « Tiens, et si je mélangeais un peu de zirconium au cuivre pour mieux catalyser la production de combustibles ? » et tester l’idée in silicio(dans l’ordinateur), les chercheurs pourraient donc se dire : « Tiens, et si j’augmentais la mobilité des personnes, est-ce que je pourrais aboutir à une société plus solidaire ? »
Cependant, ces modèles atomiques, où chaque être humain est représenté par un agent économique suivant une règle simple, peinent souvent à reproduire la réalité. Pour s’en convaincre, il suffit de se pencher sur les centaines d’articles théoriques consacrés à la modélisation de la « tragédie des biens communs », ces situations où l’intérêt personnel pousserait chacun à surexploiter un bien partagé (un pâturage commun, par exemple) au détriment de la collectivité, articles qui tous confirment la difficulté d’éviter cette surexploitation. Comme l’a montré un travail empirique qui a valu en 2009 à Elinor Ostrom (3) le Prix de la banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, les normes communes, les liens familiaux, les discussions face à face jouent un rôle-clé dans l’établissement d’une réelle coopération destinée à éviter la « tragédie ». Or ces éléments sont hors de portée des simulations…
L’analogie avec celles de la physique est un leurre à plus d’un titre. En effet, ces dernières s’avèrent pertinentes dans la mesure où les scientifiques ne travaillent pas sur la matière naturelle, mais sur des matériaux artificiels purifiés et contrôlés en laboratoire. D’ailleurs, les applications des promesses des creusets virtuels sont encore rares, car les matériaux optimaux sont difficiles à fabriquer, ou trop chers. Les résultats du « simulateur terrestre » ne s’appliqueraient donc qu’à des sociétés suffisamment encadrées pour garantir la pertinence des « lois sociales », un peu comme les « lois économiques » ne deviennent valables que dans un monde formaté par les économistes grâce à la monétarisation des valeurs. Croire en ces lois, c’est oublier que les marchés financiers ont été construits selon un modèle théorique jugé optimal, en fonction d’une idéologie (implicite ou non). Dans le domaine social, c’est refuser d’interroger la dimension politique de la justification des normes sociales. Il est vrai que l’un des termes récurrents dans les présentations du projet est celui de « résilience », qui neutralise la possibilité de conflits.
En revanche, FuturICT a raison sur un point essentiel : l’importance pour la communauté académique de s’emparer de la numérisation de la société.Un domaine dont les entreprises privées, notamment Google et Facebook, ont pris les commandes. Les usages qui en seront faits semblent ne pouvoir aller que dans deux directions : soit renforcer les pouvoirs calculateurs d’un centre qui prétend piloter la société, soit développer des outils qui permettent de coordonner les intelligences éparpillées. FuturICT a choisi la conception selon laquelle les individus modélisés sont les molécules d’un organisme dont le cerveau est ailleurs, en adoptant une stratégie d’analyse de volumes massifs de données. Or derrière big data se cache Big Brother.
Pourtant, si l’on accorde de l’intelligence aux personnes et pas seulement aux institutions centralisatrices, un autre monde numérique peut se faire jour. En 1975 déjà, un amateur avait imaginé un logiciel pour aider les gens à gérer une petite base de données alimentaires personnelle, intégrant automatiquement les achats et suggérant des recettes. De la science-fiction alors ; mais, aujourd’hui, des logiciels commencent à voir le jour qui permettent à chacun d’enregistrer ses données, de les organiser et de les communiquer aux entreprises ou aux administrations, tout en en conservant le contrôle (4). On est loin de l’objectif affiché sur le site de l’Union européenne, « créer et lancer des observatoires des crises et des systèmes de soutien au processus décisionnel pour les responsables commerciaux et décideurs politiques », qui définirait une étrange démocratie…
Pablo Jensen
Chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et à l’Ecole normale supérieure de Lyon, auteur de l’essai Des atomes dans mon café crème. La physique peut-elle tout expliquer ?, Seuil, coll. « Points sciences », Paris, 2004.
(1) www.futurict.eu ; sauf mention contraire, toutes les citations proviennent de ce site.
(2) Lire Philippe Rivière, « Allende, l’informatique et la révolution », Le Monde diplomatique, juillet 2010.
(3) Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck, Bruxelles, 2010. Lire aussi Hervé Le Crosnier, « Elinor Ostrom ou la réinvention des biens communs », Puces savantes, les blogs du Diplo, 15 juin 2012.
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