mercredi 19 mars 2014

Une éducation algérienne de Wassyla Tamzali L’indépendance, en attendant la liberté


                                                                         Boudjemaa Laliam et Wassyla Tamzali

Paru en 2007 aux éditions Gallimard, Une éducation algérienne de Wassyla Tamzali vient d’être republié en Algérie par les éditions Chihab. Vieux de sept ans déjà, l’écrit de
Tamzali n’a pas pris une ride. Bien au contraire. La pertinence du texte justifie sa réédition algérienne. Le combat de Tamzali n’a toujours pas abouti. Son espoir demeure intact : l’Algérie s’éveillera un jour. C’est l’histoire des nations qui le certifie.
Militante féministe, fille de grands bourgeois algériens, Wassyla Tamzali raconte, se raconte depuis l’assassinat de son père par un moudjahid, de la fuite vers Alger et jusqu’à la guerre civile de la décennie 1990, en passant par l’Algérie fraternelle des premières années de l’indépendance. L’histoire de l’Algérie contemporaine n’est pas une ligne droite qui va de l’arriération au progrès, de la servitude à la liberté. Des formidables « acquis de la Révolution », de la massification de l’enseignement et de la « santé pour tous », on en arrive à l’autoritarisme politique et la négation des droits de l’individu, menacés dès le milieu des années 1970 par ce que Tamzali qualifie de « retour des tribus antiques », par la tradition rampante qui prendra les couleurs criardes de l’islamisme. Somme toute, la libération n’a pas abouti à la liberté et le destin du pays le mènera inexorablement à de nouveaux drames sanglants. Une éducation algérienne de Wassyla Tamzali est une biographie atypique. Un va-et-vient continu entre l’histoire et la biographie. L’évolution de la société algérienne, de sa culture et de son système politique est analysée à travers le parcours propre de l’auteure, une militante féministe issue d’une famille bourgeoise que l’aisance matérielle n’a pas empêchée de s’engager dans le mouvement de Libération nationale et à travers le destin duquel, estime Wassyla Tamzali, on peut retracer celui d’autres laissés-pour-compte d’une indépendance confisquée. Un témoignage d’un grand intérêt. Wassyla Tamzali a vingt ans en 1962, au moment de l’indépendance de l’Algérie. Elle est issue d’une famille de notables, riches propriétaires de pressoirs commerçant l’huile avec l’étranger. Ses ancêtres paternels installés en Petite Kabylie sont d’origine ottomane, croit-elle savoir. Ses ancêtres maternels n’étaient pas non plus algériens ni arabes, mais espagnols, raconte-t-elle. Son grand-père, prêtre défroqué et honni, s’était réfugié en Algérie quand sa mère avait quatre ans ; il l’avait reniée lorsqu’elle s’était enfuie par amour pour un Algérien, le père de Wassyla Tamzali. Avant de se convertir à l’islam pour reposer à jamais auprès de l’époux, elle voulut pour ses enfants une « éducation algérienne ». Sa prime jeunesse est imbibée d’insouciance et de bonheur. L’auteur garde la nostalgie de son enfance heureuse, dans le luxe et la beauté. Sa famille bourgeoise partageait le même niveau de vie que les colonisateurs, vivait à l’européenne, parlait français et passait ses vacances en France, tout en respectant la loi musulmane. Tout bascule en 1957, le jour où son père est assassiné par une toute jeune recrue du FLN. Le livre s’ouvre sur ce drame et se ferme à l’issue de l’enquête de toute une vie sur le « pourquoi » de ce meurtre. Pour l’auteur, l’assassinat du fils aîné d’une famille qui, bien qu’algérienne, dominait la ville, habitait une ferme coloniale et vivait « à la française » ne pouvait avoir qu’une signification : la revanche des tribus. La mère de Wassyla décide malgré tout de rester en Algérie plutôt que de choisir l’exil. Elle se résigne toutefois à regagner Alger. La guerre, l’indépendance, puis la réforme agraire et la nationalisation des propriétés familiales vont tout changer. On nationalise les biens familiaux et on réquisitionne les fermes. Wassyla Tamzali bat sa coulpe, pleine de remords face à sa réaction d’alors. Cette tragique dépossession, autant affective qu’économique, ne l’indigna pas ; elle refoule la mort de son père. Etudiante en droit, elle s’était engagée totalement pour la démocratie, militant avec d’autres étudiants pour la liberté de leur pays. Eux avaient vingt ans : idéalistes et utopistes, ils y croyaient. Mais, l’auteur y insiste, les intellectuels – algériens et européens – ont eux aussi été « envoûtés » par le « verbiage idéologique » du pouvoir. Comment tous ont-ils pu à ce point manquer de clairvoyance et de scepticisme ? Wassyla Tamzali, déniaisée selon elle aujourd’hui, tente de répondre. Après 130 ans de colonialisme, la puissance du ressentiment collectif à l’égard de l’Occident légitimait aux yeux de tous autant la violence, que l’on crut nécessaire, que la guerre, qui semblait juste. Les Français avaient dépossédé les tribus de leurs terres : leur vengeance dévasta tout.
Wassyla Tamzali plaide coupable de n’avoir pas voulu voir que cette violence et ces massacres ne se justifiaient pas. Eblouis par la libération, les esprits éclairés d’alors ont manqué la liberté. Car cette violence des années 1960 portait en elle les germes de celle de 1992. C’était l’antique haine tribale de l’Occident venue de l’âge d’or islamique. Il ne fallut que le discours des « fous de Dieu » pour la fortifier. Wassyla
Tamzali dénonce clairement cet argumentaire de l’identité culturelle arabo-musulmane, ce mythique retour à la « pureté », après les « souillures » du colonisateur. Ce discours communautariste a rendu l’opinion captive. Wassyla Tamzali se remémore l’islamisation des mœurs, l’expansion de l’intolérance dogmatique… bon outil de domination pour le pouvoir dont elle mesure, avec le recul, la duplicité et l’indifférence à toute démocratie. L’intérêt du récit tient notamment à la situation de l’auteur entre deux mondes, en raison de ses origines, de son milieu social, et à son histoire personnelle, stigmatisée par l’histoire nationale dont elle reste tragiquement inséparable. Ecrire constitue pour Wassyla Tamzali une catharsis autant qu’une thérapie. En tentant de comprendre pourquoi le FLN a fait assassiner son père, pourquoi son pays s’est soumis aux « fous de Dieu », elle se libère d’un sentiment de culpabilité. Elle qui avait vingt ans à l’indépendance, se reproche de n’avoir pas su discerner – ni les intellectuels d’alors – les visées réelles du pouvoir sous les hypocrites promesses. Triste, mais lucide, son récit laisse, cependant, une large propension à l’espoir. Wassyla Tamzali veut toujours croire encore à l’instauration de la démocratie en Algérie. Sa lucidité, l’auteur la tient de son métissage. Son « étendard », écrit-elle, issue d’une double lignée de rebelles, elle a hérité leur soif de liberté. Elle a compris, grâce à l’écriture, que cette liberté – et celle d’un peuple – ne peut venir du repli identitaire, de l’appartenance unique à une culture ou un clan. Pourtant, l’Algérie s’éveillera un jour. Wassyla Tamzali en garde la certitude. <
Une éducation algérienne, Wassyla Tamzali, Editions Chihab 2014, 950 DA

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