Incontestablement, les deux principaux responsables de la Révolution ayant enclenché, bien avant le 1er novembre 1954, une dynamique de lutte effective en Kabylie, étaient Krim Belkacem et Amar Ouamrane. Le premier avait pris le maquis depuis le mois de mars 1947 dans la région de Boumahni. Il avait fait du village de Betrouna une sorte de poste de commandement. Ancien militant du PPA-MTLD et membre de l’Organisation Spéciale (OS), Krim s’était alors consacré à l’activité militante au sein de cette organisation paramilitaire. Grâce à lui, plus de 1900 hommes furent mobilisés au sein de cette organisation. Son activisme dérangeait les autorités coloniales qui avaient alors lancé un avis de recherche contre lui. Il décida ainsi de prendre le maquis. Et justement en raison de sa fuite au maquis et de sa propagande contre le colonialisme, il fut condamné à mort par la justice coloniale. L’engagement de Krim n’avait pas seulement inquiété l’administration coloniale mais surtout son père qui souhaitait voir son fils lui succéder au poste de caïd.
Il faut signaler, d’ailleurs, que Krim entretenait des relations quasi conflictuelles avec son père qui avait occupé les fonctions de caïd jusqu’à sa retraite pour devenir chef de la djemaâ de son village d’Ait Yahia Moussa. Le second, Amar Ouamrane, avait également pris le maquis à partir de 1947. Sergent au sein de l’armée française, il avait tenté de faire sortir clandestinement des armes de la caserne de Cherchell où il était cantonné. Sa manœuvre fut découverte, il décida alors de rejoindre la clandestinité.
Vivement la révolution !
Au mois d’août 1954, Krim Belkacem prit l’initiative de réunir tous les maquisards de Kabylie dans la région de Mirabeau, actuellement Draâ Ben Khedda. Cette réunion tenue en présence de Rabah Bitat fut sanctionnée par l’engagement de Krim d’inscrire désormais son action dans le cadre de la perspective tracée et définie par les 22. Le choix de Draâ Ben Khedda pour une telle réunion n’était pas fortuit. Selon Ali Zamoum, tous les responsables de la Kabylie avaient l’habitude de se rencontrer chez Khelifati, près de Draâ Ben Khedda, et ce souvent en présence de militants venus des autres régions : « Il y avait notamment Rabah Bitat et Abdellah Mokhtar Kaci d’Alger qui nous apprenaient à faire des bombes. Nous reçûmes également Abdelkrim Tidjani, un jeune chimiste venu d’Alger pour produire de la nitroglycérine. Après avoir appris les formules chimiques pour la fabrication de la poudre et de la dynamite, nous étions chargés de les enseigner à notre tour à nos groupes respectifs. » (1) En tout cas, Krim fut désigné lors de cette réunion, responsable de toute la Kabylie. Suite à quoi, il rejoignit les cinq membres des « 22 » chargés de la préparation du déclenchement de l’action armée. Par ailleurs, il y a lieu de rappeler aussi que ce conclave de Mirabeau faisait suite à une rencontre entre Krim et Benboulaïd à Alger en juin 1954. C’était alors au café El Arich, au cœur de la Casbah que Benboulaïd avait longuement discuté avec Krim et Ouamrane. Il les avait notamment informés de la décision prise par les « 22 » de passer à l’action armée, avant de leur proposer de s’associer à la préparation de la Révolution. Convaincu du propos de Benboulaïd, Krim accepta de mettre à la disposition de l’Organisation tous les moyens dont il disposait. Cette convergence de points de vue s’explique par le fait que Krim avait toujours considéré que « les Aurès et la Kabylie étaient les deux zones les plus aptes à accomplir un travail révolutionnaire effectif en raison de leur bonne organisation et de la présence de 1700 hommes armés et entraînés ». (2)
À partir de cette rencontre, Krim décida de s’engager fermement dans la préparation de la lutte armée. En effet, quelques jours après, il assista avec Ouamrane à une réunion qui regroupa dans une maison à la Casbah, rue Montpensier, Didouche, Boudiaf, Benboulaïd, Ben M’hidi et Bitat. Cette rencontre fut consacrée notamment à définir les contours de l’organisation de la révolution sur tout le territoire national. Avant le début de cette réunion, Krim leur avait présenté les chefs des différentes circonscriptions de la Kabylie au niveau de l’hôtel Saint-Martin, sis à la rue du Chêne. D’après Ali Zamoum, à la veille du 1er novembre 1954, « la Wilaya III s’étendait sur un vaste territoire, découpé en 6 régions couvrant Tizi-Ouzou, Bouira, Lakhdaria, Bordj Menaiel, une partie de Boumerdès, la côte méditerranéenne jusqu’aux régions berbérophones de Sétif à l’est. Six responsables, avec à leur tête Krim et Ouamrane, formaient le PC de la région : Baya Guemraoui, pour la région de Bouira, Hocine Hammouche pour Draa El Mizan, moi-même pour Tizi-Ouzou, mon frère [Mohamed Zamoum] pour Bordj Menaiel/Dellys, Ali Mellah pour Azazga, Mohamed-Arezki Babouche pour Ain El Hammam/ La Soummam » (1). Chaque maquisard avait ensuite fait une petite présentation à Benboulaïd et à Boudiaf de son secteur ainsi que des hommes disponibles pour le déclenchement de la lutte.
De retour en Kabylie, Krim et Ouamrane entamèrent la préparation militaire avec les sept chefs de circonscription. Plus de 450 hommes furent mobilisés. La plupart d’entre eux furent choisis en fonction de leur expérience militaire. C’est-à-dire ceux qui avaient notamment reçu une instruction militaire au sein de l’armée française et qui affichaient une capacité à faire face à toutes les difficultés et à la rudesse des maquis. Ouamrane, à titre d’exemple, avait entamé son action dans le cadre de la préparation militaire au niveau de Draâ Ben Khedda où il avait réuni une trentaine d’hommes, dans la maison d’un garde champêtre, pour leur exposer l’attitude qu’il fallait prendre jusqu’au jour du déclenchement de la lutte. De son côté, Krim continuait ses réunions préparatoires avec les cinq autres responsables nationaux. Durant les trois mois qui précédèrent l’ultime réunion des six dans le domicile de Mourad Boukechoura à la Pointe Pescade, le 23 octobre 1954, plusieurs rencontres secrètes, selon Mohamed Lebjaoui (3), furent organisées à Alger, notamment chez Larbi Zemmouri à Birmandreis et chez Mohamed Layachi, traminot de Hydra. Le 10 octobre 1954, Benboulaïd, Bitat, Krim, Boudiaf, Didouche et Ben M’hidi se rencontrèrent au café El Kamel en face de l’actuelle salle Atlas à Bab El Oued où Bouadjadj les attendait pour les conduire dans une maison privée. Ce jour-là, les six responsables avaient défini les causes, les objectifs, les moyens et les conditions de la lutte avant de charger Boudiaf de rédiger un tract dans ce sens (ce qui deviendra un peu plus tard la Proclamation du 1er Novembre). Une fois rédigé, il fallait le taper sur stencil et en faire un tirage en plusieurs exemplaires. Krim s’était engagé alors à le faire. Il avait, à son tour, chargé le comité d’Ighil Imoula à sa tête Ali Zamoum pour s’occuper de cette tâche.
Krim au secours de Souidani
Deux ou trois jours avant le 1er novembre, Souidani Boudjemaa constata que les militants qui devaient participer à l’action à l’heure H au niveau de Blida étaient de plus en plus réticents. Il en informa alors Bitat, qu’il avait retrouvé au café Nelson à Bab El Oued. Et pour faire face à toute éventuelle défection de dernière minute, Bitat fit appel à Krim et Ouamrane qui n’hésitèrent pas à mettre à sa disposition 21 hommes pour effectuer les opérations programmées pour la nuit du 1er novembre dans la région de Blida. Selon Yahia Bouaziz, « ces hommes devaient arriver à la capitale le jour-même à 18 heures et Bouadjadj était chargé de leur assurer le gîte et le couvert ainsi que le transport jusqu’à Boufarik et Blida. La somme de 32 mille francs lui avait été remise pour prendre en charge tous ces frais. […] Bouadjadj conduisit le groupe vers la ferme El Hajine Kaddour à Crescia près de Boufarik. Tous les hommes étaient armés, ce qui suscita la surprise de Bouadjadj et son admiration pour Krim et Ouamrane qu’il attendait à une vingtaine de kilomètres au sud de la ferme pour les guider au cours des opérations de la nuit du 1er novembre. […] Krim et Ouamrane ne se contentèrent pas d’aider Souidani à Boufarik et à Blida, ils informèrent Bitat qu’ils étaient prêts à envoyer 200 hommes vers la zone IV qui se déploieront dans tous les quartiers de la capitale. » (2) Cela dénotait tout l’engagement de Krim et de ses hommes de la zone III pour la réussite du déclenchement de la lutte sur tout le territoire national.
À la fin de la réunion des six, au niveau de la Pointe Pescade, Krim Belkacem regagna le PC de Betrouna. Il tint alors à son tour une dernière réunion avec tous les responsables de circonscriptions à qui il donna les dernières recommandations et directives. Puis, avant de lever la séance, il informa ses camarades de la date et de l’heure du déclenchement de la lutte armée. Ali Zamoum avait vécu cet instant d’une manière toute particulière. Il raconte ainsi dans ses Mémoires : « Je me souviens très bien des deux dernières réunions. Après avoir récapitulé l’état des préparatifs (revue des plans d’attaque, établissement des liaisons, etc.), Krim nous dit que désormais nous allions nous vêtir d’uniformes et porter des galons. Il nous distribua des rouleaux de rubans de différentes couleurs selon le grade. À vrai dire, nous n’avons pas bien reçu cette décision. […] Mais Krim insista et nous expliqua que nous allions devoir fonctionner désormais comme une armée avec tous ses impératifs et ses signes extérieurs.»
Les salves de l’espoir
Le soir du 31 octobre 1954, tous les militants avaient été informés de l’heure H. Les cibles étaient également définies. Comme prévu, les attaques furent lancées simultanément le 1er novembre 1954 à minuit dans plusieurs régions de la Kabylie suivant le plan préétabli. Dans la région d’Azazga par exemple, les combattants de l’ALN attaquèrent le poste de gendarmerie avant d’incendier le dépôt de liège de l’administration des eaux et des forêts. Par ailleurs, des poteaux furent sciés et des fils de téléphone coupés à Boghni, Dellys, Boubarka, Abbou, isolant ainsi la région du reste du pays. Et à Draa El Mizan, les combattants s’attaquèrent à un garde champêtre. Bref, selon certaines estimations, les dégâts occasionnés durant la nuit du 1er novembre en Kabylie s’élevaient à plus de 250 millions de francs. D’une manière générale, les opérations prévues furent toutes accomplies avec succès malgré certaines défaillances signalées çà et là. C’était le cas de la ville de Tizi-Ouzou où le groupe, chargé d’incendier une ferme et de scier des poteaux, avait fait faux bond.
Quelque temps après le déroulement des premiers événements, Krim Belkacem rencontra quelques combattants réunis par Ali Zamoum dans une huilerie près d’Aït Aissi. Il leur expliqua alors toute la portée de l’action révolutionnaire dans une allocution mémorable. Yahia Bouaziz a rapporté dans son livre sur l’histoire des insurrections en Algérie au cours des XIXe et XXe siècles, le propos tenu par Krim ce jour-là : « Aujourd’hui est un jour de repos et je voudrai vous parler un à un. Vous êtes venus à la révolution par choix et conviction, et en toute conscience. Vous avez accepté de tout abandonner, votre famille, vos travaux, et je vous fais le serment que nous libérerons le pays. C’est un fait inéluctable. En nous rejoignant, vous avez pris une décision grave et il est nécessaire d’aller jusqu’au bout du chemin : soit la libération, soit le sacrifice total. Je sais ce qui vous préoccupe. C’est une réalité et on ne peut accuser nos frères dans les Aurès ou à l’extérieur. Il se peut que les armes aient été saisies en cours de route dans certains endroits par les troupes coloniales alors qu’elles étaient acheminées vers nous. Nous avons en face de nous une armée puissante dotée en permanence de matériel alors que nous ne possédons rien. Alors que faire ? Dites-le-moi. Certains combattent avec des armes moyennes mieux que nous et avec une volonté de fer. Dans certaines luttes de libération, il y avait un seul fusil pour dix hommes qu’ils attachaient avec une corde et ils combattaient avec à tour de rôle jusqu’à ce que mort s’ensuive. Alors réfléchissez bien et il vous est possible de penser à nous. Nous sommes vos dirigeants qui avons promis des armes et nous voilà avec vous et parmi vous, au maquis, à mener ensemble la guerre avec les armes que nous avons et avec celles que nous allons récupérer auprès de l’ennemi. Je vous avais dit que le sacrifice était total et jusqu’à la fin, nous nous sacrifions jusqu’à ce que nous récupérions des armes au front. Nous ramènerons les officiers qui prétendent que nous sommes des peureux, que nous avons peur de les attaquer et ils seront heureux de nous retrouver devant eux pour nous éliminer tous tant que les forces sont inégales. Pour réussir, nous devons nettoyer notre région des délateurs, des agents français, des caïds et de tous ceux qui asservissent nos frères. En effet, le garde champêtre d’Ait Aissa est tombé ainsi que l’expert Gaston Badini à Tizi-Ouzou. C’est à présent le tour de Moh Naali Moh qui était membre du MTLD jusqu’en 1950 pour devenir ensuite un agent des Français et fournir la liste des nationalistes aux autorités françaises après le 1er novembre. »
Avec ce discours, c’était toute la stratégie de la lutte qui était ainsi définie par Krim devant ses frères de combat. Au début de l’année 1955, il entama l’organisation du maquis en Kabylie qui deviendra quelque temps plus tard l’une des régions exemplaires en matière de lutte, de discipline et d’organisation.
Imad Kenzi
(1) Ali Zamoum, Tamurt Imazighen, Mémoires d’un survivant/1940-1962, Rahma, Alger, 1993
(2) Dr. Yahia Bouaziz, Les insurrections en Algérie au cours des XIXe et XXe Siècles, tome II, Alger, 2007
(3) Mohamed Lebjaoui, Vérités sur la révolution algérienne, réédition ANEP, Alger, 2005
Imad KENZI
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