Les tensions en Égypte, en Tunisie et en Libye, la crise syrienne, le rôle des Frères musulmans... La géopolitique est secouée par des enjeux d'ordre religieux. Alexandre Adler, historien et spécialiste des relations internationales, et Vladimir Fédorovski, écrivain et ancien diplomate russe publient L'islamisme peut-il gagner ? aux éditions du Rocher. Ils confrontent leurs analyses pour Le Point.fr. Entretien.
Vladimir Fédorovski : Nous avons écrit un premier volume, Le roman du siècle rouge, qui retraçait les années soviétique qui ont conduit à l'une des grandes ruptures de l'histoire. Nous nous sommes rendu compte que nous avions alors beaucoup de choses à dire sur le Moyen-Orient.
Alexandre Adler : Nous voulions aussi aborder le problème de l'islamisme vu par les Russes, qui connaissent parfaitement le Moyen-Orient. Et Vladimir a une vraie expérience de diplomate dans cette région...
Après le siècle rouge, le siècle vert ?
A. A. : Le monde arabe a raté sa modernisation, il n'y était pas si mal engagé parce qu'il y avait une vraie volonté, au lendemain de la décolonisation, de jouer dans la cour des grands, d'accéder rapidement au statut de pays moderne. C'était notamment l'ambition du nassérisme qui s'est finalement heurté à des contraintes internes, des erreurs idéologiques. C'est à ce moment-là que nait l'islamisme, non pas qu'il ait attendu Nasser pour naître, mais il est devenu une offre alternative à mesure que les ambitions des modernistes se sont montrées inopérantes.
Le Printemps arabe a-t-il été une opportunité pour les islamistes ?
V. F. : Le Printemps arabe a donné un énorme espoir, mais la situation s'est révélée fragile. Ce n'est pas le triomphe des gens généreux qui sont descendus dans les rues. On nous a promis la démocratie en Libye, on s'oriente vers un pays dirigé par la charia ; en Tunisie, de plus en plus de femmes sont voilées ; le Printemps arabe a été volé par les islamistes.
A. A. : Je dirais les choses un peu autrement. Le Printemps arabe n'a pas été une fantasmagorie, une illusion ou même une ruse des Frères musulmans pour prendre le pouvoir en s'abritant derrière des mots d'ordre démocratiques. Je crois au contraire qu'il y avait derrière ces mouvements quelque chose de profondément sincère et de potentiellement majoritaire. Les classes moyennes qui ont pris la rue en Tunisie et au Caire, ces gens qui ont exprimé leur envie de modernité ont rendu un service à long terme aux peuples de la région, mais ils n'étaient pas capables d'exploiter leur percée. Exactement comme les étudiants contestataires de Mai 68 qui ont mis le général de Gaulle à genoux étaient bien en peine de prendre le pouvoir. Le vide de l'effondrement du système Moubarak ne pouvait pas être occupé par les protagonistes qui ont occupé la place Tahrir.
Pourquoi ?
A. A. : Parce que les Frères musulmans étaient mieux placés pour occuper cet espace. Ils ont les moyens de conduire dans un premier temps les transformations que la population veut avoir. C'est un grand parti créé en 1928, un parti de masse qui a connu des épreuves difficiles : la prison, les persécutions sous Nasser. Peu à peu, il est réapparu comme un parti légal sous Saddate et Moubarak. C'est un mouvement qui a des bases dans la société, des dirigeants, une analyse.
En Tunisie, où il était un opposant sérieux à Ben Ali, nous n'avons pas assisté à un complot en deux temps - d'abord les jeunes libéraux et ensuite les islamistes -, mais plutôt à une capture du ballon par des joueurs mieux aguerris. Quant à la Syrie, qui a connu tout de suite une guerre civile, c'est a fortiori la même chose. Les manifestants libéraux qui étaient présents au début de la crise syrienne ont été rapidement marginalisés par des gens qui se battent sur le terrain et qui sont majoritairement des sunnites islamistes.
Vous prédisez d'ailleurs qu'une victoire totale des islamistes en Égypte pourrait conduire à la création d'un califat géant de Gaza au Maroc...
V. F. : Et même de Boukhara à Poitiers... Boukhara, qui se trouve en Asie centrale, est au coeur d'une région gouvernée par d'anciens dirigeants qui n'ont pas assuré leur succession. Ajoutez à cela les énormes problèmes économiques de la région et vous obtenez un climat propice à la récupération par les islamistes. On peut s'attendre, après le départ des Américains d'Afghanistan, à une situation très délicate parce que la région n'est pas stabilisée.
Mais jusqu'à Poitiers, vraiment ?
V. F. : Bon, peut-être pas, mais jusqu'au confins du Maghreb, certainement.
Quels enseignements tirer de l'obstination de Vladimir Poutine à soutenir le régime de Bachar el-Assad ?
A. A. : C'est pour Moscou un réflexe reptilien, un automatisme, de considérer que la Syrie reste une base navale. Il y a aussi une volonté de stopper un jeu de domino qui agace Vladimir Poutine, qui au passage a une peur viscérale de voir les Frères musulmans vaincre en Syrie. Pour les Russes, qui sont tout près de cette région, l'idée, c'est que la première ligne de défense est là, en Syrie, et que la prochaine insurrection se déroulera dans le Caucase. Et on ne peut pas dire que Poutine ait tort sur ce point.
V. F. : La percée des islamistes dans le Caucase mettra en cause l'existence même de la Russie. Et puis il y a la question du gaz syrien que le Qatar aimerait exploiter... Cette bataille est une des clés pour déchiffrer le fond de la position russe.
Le gaz, le pétrole... Au fond, ce n'est pas cela qui parasite les relations entre l'Occident et le Moyen-Orient.
A. A. : Cela a joué un très grand rôle et explique la puissance démesurée que l'Arabie saoudite a fini par jouer dans les affaires arabes. En 1950, c'était encore un royaume totalement médiéval que personne ne prenait au sérieux. Tout le monde pensait que tout se jouerait entre Damas, Le Caire et Bagdad. Puis les Saoudiens ont fait irruption après la mort de Nasser et sont devenus une grande puissance du monde arabe et cela n'est pas dissociable de la question énergétique.
Peut-on croire à une démocratisation du Moyen-Orient ?
V. F. : Oui et, à terme, c'est inévitable.
A. A. : À ce stade, nous ne pouvons pas avoir une analyse globale, il faut avoir une analyse différenciée. Le potentiel démocratique existe au Maghreb où la société est plus séparée de la religion, où l'expérience française, bonne ou mauvaise, a quand même créé des habitudes un peu différentes. Ces potentialités démocratiques y sont plus fortes qu'en Égypte. Je pense que le Maroc, l'Algérie et même la Tunisie, malgré l'épisode actuel, peuvent parfaitement rétablir un équilibre dans un sens plus démocratique. La Turquie fonctionne comme une démocratie et je ne serais pas plus étonné que l'Iran y parvienne. En revanche ni l'Arabie saoudite ni l'Égypte ne me paraissent proches d'une telle solution. Une victoire de l'opposition syrienne n'ouvrirait pas non plus les vannes de la démocratie. Quant à la Libye, le pays a des chances de progresser, les liens avec l'Europe ne sont pas rompus. Le pays est plus menacé par l'anarchie, parce que cet État n'existait, y compris sous Kadhafi, qu'en raison de forces antidémocratiques puissantes.
Les islamistes sont-ils trop divisés pour pouvoir régner ?
A. A. : Les islamistes sont divisés parce que les réalités nationales les obligent à différencier leurs approches. Au Maroc, le gros des islamistes savent qu'ils ne peuvent progresser qu'en reconnaissant la légitimité de la monarchie marocaine, ça limite leur caractère révolutionnaire. En Algérie, il y a les souvenirs de la guerre civile.
V. F. : Oui, mais en cas de crise, la rue arabe peut être contaminée par les islamistes. Imaginons qu'il y ait demain une offensive terrestre israélienne dans la bande de Gaza, je vous prédis qu'il y aura une grande collusion anti-occidentale menée par les islamistes.
A. A. : Le rapport de force a évolué récemment. L'Arabie saoudite et l'Égypte sont ralliées à des formes divergentes, certes, mais convergentes d'islamisme. Nous n'avons pas encore un front islamiste, mais il est évident que la conjonction de ces deux pays signifie quelque chose pour le Maghreb, la Syrie et l'Irak. Pour autant, s'ils se regroupent, rien n'indique qu'ils peuvent gagner et je pense qu'ils seront battus à terme parce que leur conception du monde est trop étroite.
Faut-il craindre l'islamisme en France ?
A. A. : Oui. Non pas qu'il prendrait le pouvoir directement en France, mais parce que les islamistes veulent couper la population musulmane en France du reste de la population. Ce qu'ils n'admettent pas, c'est le niveau d'intégration des musulmans dans notre pays.
Mais peut-on dire que l'islamisme est plus présent aujourd'hui en France que par le passé ?
A. A. : Dans un monde où tout communique, la montée des Frères musulmans, même si elle n'est que provisoire en Égypte, ne peut avoir que des répercussions dans les communautés de l'immigration. Dans un monde arabe où les libertés publiques étaient toujours fragiles, l'Europe occidentale a toujours été une caisse de résonance extraordinaire parce que les libertés politiques y sont plus vastes. C'est le cas en Turquie où l'immigration turque d'Allemagne est plus islamisée que les turcs eux-mêmes. Il y a la nostalgie du pays natal qu'on a quitté, un sentiment d'aliénation qui est incontestable, des phénomènes de rejet, mais l'essentiel, c'est surtout que dans la transformation que nous connaissons de la communauté musulmane en France, la polarisation est de plus en plus forte. De fait, vous avez une minorité active qui est opposée à toute forme d'intégration et une majorité silencieuse. C'est là que le Qatar et Al Jazeera peuvent jouer un rôle important de propagande. Et si la France assouplit encore sa politique d'immigration, évidemment il ne faudra pas s'étonner qu'on donne des moyens à ces forces extrémistes.
Propos recueillis par Jamila Aridj in Le point.
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