samedi 8 décembre 2012

L’anthropologue Annamaria Rivera : Le temps des torches humaines.

On observe, ces deux dernières années, dans notre région et ailleurs dans le monde, une recrudescence remarquable et alarmante des suicides par le feu.

A ce phénomène, le geste de Mohamed Bouazizi a donné une visibilité dramatique qui a frappé les esprits. Il n’est pas le premier et nous savons qu’il a été suivi par beaucoup d’autres dans un Maghreb en crise, mais aussi dans une Europe profondément précarisée et meurtrie et dont «l’homme rendu malade», la Grèce a connu, ces deux dernières années, 1725 cas de suicide. Chose nouvelle, l’émotion étreint même des politiques. Un exemple : le 4 décembre 2011, au cours d’une conférence de presse retransmise en direct par de nombreuses chaînes nationales de télévision, Elsa Fornero, ministre italienne du Travail et des Affaires sociales éclate en sanglots alors qu’elle annonçait de nouvelles mesures d’austérité et de sacrifices pour les retraités. Il est vrai qu’elle a réussi à surmonter rapidement «sa peine», pour se mettre au diapason du cynisme de «Super Mario».
C’est elle, en effet, qui proclame que «le travail n’est pas un droit», alors que le premier article de la Constitution italienne stipule que «l’Italie est une République démocratique fondée sur le travail». Ce qui frappe le plus, ce n’est pas la survenue du phénomène de l’auto-immolation, qui existe depuis bien longtemps, mais sa densification, son extension géographique et sa signification. C’est à ce phénomène que s’attaque l’anthropologue italienne, Annamaria Rivera . Sans jeu de mots, il est possible de dire que, scientifiquement parlant, elle s’est portée au feu. «S’occuper, dit-elle, d’un thème aussi épineux, aussi peu exploré, aussi peu pourvu en données statistiques et d’autres bases empiriques, est un choix bien téméraire qui conduit à adopter une approche et un style non conventionnels.» «C’est ce qui explique, ajoute-t-elle, que ce travail est hybride et hétérodoxe, aussi bien dans sa forme que dans sa structure». Ce travail difficile, l’auteure l’a mené dans la souffrance et vis-à-vis des victimes dans «l’humilité et le respect».
Le résultat de sa recherche est un ouvrage de 200 pages qu’ont sorti au mois d’octobre dernier les éditions Dedalo de Bari : Le feu de la révolte. Torches humaines du  Maghreb à l’Europe. Dès le début, l’auteure cadre bien son objet. Il ne s’agit pas du suicide en général, ni même du suicide par le feu dans toute sa diversité, mais de l’auto-immolation entendue comme «la mort volontaire, publique, de dénonciation et de protestation au moyen du feu». Ce geste dont la violence, dit-elle, répond à la violence du Pouvoir est «un acte objectivement subversif» qui, essentiellement, sert à «témoigner, revendiquer, protester». N’entrent donc pas dans son champ de recherche, par exemple, les auto-immolations à la suite d’un dépit amoureux ou d’une faillite ou d’une soudaine démence. Mais si le thème est restreint dans sa définition,  il est très étendu dans son déploiement puisqu’il concerne le Maghreb, bien sûr, mais aussi le Vietnam, l’Inde, le Tibet, l’Europe, l’Amérique...

DES AUTO-IMMOLATIONS «CLASSIQUES»

Le phénomène de l’auto-immolation n’est pas nouveau, puisque, dit l’auteure, «l’acte de se donner la mort par le feu a une histoire fort ancienne ; dans certains pays asiatiques, il est pratiqué dans des milieux bouddhistes, au moins depuis le 5e siècle».  Mais c’est dans les années 1960 du siècle dernier que le terme «auto-immolation» a pris sa signification actuelle et, à ce propos, elle rappelle les deux auto-immolations «explicitement politiques» qui sont restées historiques et classiques. La première est celle du bonze vietnamien, Thich Quang Duc  qui s’immola par le feu, le 11 juin 1963, pour protester contre le régime autoritaire et antibouddhiste du despote catholique Ngo Dihn Diem. Pendant qu’il brûlait, le bonze resta absolument maître de lui-même : il ne fit aucun geste, ne poussa aucun cri. Ce suicide eut un écho considérable dans le monde entier, il a inspiré par la suite un grand nombre de suicides par le feu dans différents parties du monde et en particulier aux Etats-Unis. Il est «devenu paradigme par excellence du suicide politique et de protestation». L’un de ses effets politiquement marquants se produisit quelques mois plus tard, en novembre 1963, lorsque Diem fut renversé par un coup d’Etat militaire, puis assassiné.
La seconde est celle de l’étudiant en philosophie, Jan Palach, qui, le 16 janvier 1969, s’immola, lui aussi, pour protester à la fois contre l’invasion de son pays, la Tchécoslovaquie, par les forces du Pacte de Varsovie et contre les bombardements des populations vietnamiennes par les B 52 américains. Il sera suivi par d’autres en Tchécoslovaquie et dans les pays de l’Est. Aux funérailles de celui que ses compatriotes ont élevé au rang de «héros du Printemps de Prague», le  25 janvier 1969, participent 600 000 personnes venues de toutes les régions du pays.

QUI S’IMMOLE ?

Dans son travail, l’auteure cherche à comprendre le phénomène de l’immolation qui se présente comme «un acte dense de dimensions et de significations sociales, psychologiques, politiques, symboliques et parfois aussi religieuses». Avant toute chose, il faut s’arrêter sur l’ampleur du phénomène. Alors que les statistiques ne sont pas tenues, ce qui n’est pas sans signification, Mme Rivera nous apprend, par exemple, qu’en Tunisie, dans les 6 premiers mois de l’année 2011, pas moins de 107 personnes se sont faites torches vivantes. En Algérie et pour une seule semaine du mois de janvier 2011, 25 personnes se sont immolées par le feu. A titre de comparaison, 26 Tibétains, pour la plupart des moines bouddhistes, se sont immolés en un an (février 2011-février 2012) pour protester contre la politique chinoise au Tibet. Dans son étude, Annamaria Rivera s’appuie sur les travaux classiques des maîtres Durkheim et Halbwachs, mais son enquête aboutit à des résultats différents.
Ainsi, si les deux grands de la sociologie française enseignent que pendant les périodes d’effervescence révolutionnaire on enregistre une nette baisse du taux de suicide, en Tunisie c’est le contraire qui se produit, puisque «la Révolution du 14 janvier a été précédée, enflammée, accompagnée tout au long de son développement par toute une série d’auto-immolations». Plus important, peut-être, est que l’anthropologue prend ses distances par rapport au sociologisme du fondateur de l’Ecole française de sociologie et de son disciple. Halbwachs répète, à la suite de Durkheim, que «la mort volontaire renvoie à une insuffisante adaptation de l’individu dans la société». L’auteure nuance et ajoute que l’on pourrait dire aussi que «le suicide révèle souvent  un défaut d’adaptation de la société aux besoins, aux exigences et aux attentes des individus». Il n’existe pas de profil social de celui qui s’immole ou tente de s’immoler, mais on peut parler d’une «nette prévalence de personnes en situation de pauvreté, de chômage, de marginalité, de frustration sociale». Dans le cas de la Tunisie et probablement de tout le Maghreb, ceux qui se donnent la mort par le feu dans les premiers mois de 2011 sont plutôt «des hommes jeunes, célibataires, d’une instruction limitée, résidant dans les zones rurales pauvres, chômeurs et avec de maigres perspectives de trouver du travail...».
Bien sûr, on pense à la figure devenue mythique du vendeur ambulant que représente Mohamed Bouazizi, mais que représente également Noureddine Adnane, l’émigré marocain de 27 ans, vendeur ambulant parfaitement en règle et qui succombe face au harcèlement continuel de la police municipale de la ville de Palerme. Le 10 février 2011, il s’immole par le feu et meurt le 19 février 2011 après 9 jours d’agonie. Cette figure est représentée aussi par Hicham Gacem, 22 ans, vendeur ambulant à Oued Tolba, quartier populaire de Tiaret. Le 26 janvier 2012, il s’immole et mourra trois jours plus tard. Ce jeune avait eu une vive altercation avec un agent de police qui l’avait défié : «Mets-toi le feu si tu es un homme.» Il existe cependant d’autres figures de «gens moins jeunes, plus instruits, des femmes seules avec des enfants, des mères de harraga disparus, des hommes d’âge avancé». Au Maghreb, ceux qui accomplissent ces actes désespérés ne sont donc pas seulement des pauvres, des marginaux, des illettrés. Par exemple, à Ouargla, le 14 novembre 2011, Abdallah Kebaïli, diplômé en droit, mais sans emploi, s’immole par le feu par protestation et mourra une semaine plus tard. Par exemple, le 20 mai 2011, à Biskra, une mère de six enfants vivant dans des conditions sociales désespérées s’asperge d’essence après en avoir versé sur ses enfants. Par exemple, le 10 octobre 2010, à Aïn Kermès, dans la wilaya de Tiaret, une veuve, mère de trois enfants, écartée de la liste des bénéficiaires du logement social, s’asperge d’essence et tente de s’immoler dans le siège de l’APC.
Un imam, celui de la mosquée El-Makassem de Hennaya (Tlemcen), fait même partie des candidats au suicide par le feu. Ennaharonline du 2 juillet 2011 rapporte qu’il a tenté de s’immoler alors qu’agents municipaux et gendarmes démolissaient sa maison considérée comme construction illégale, alors que lui affirmait être en possession de l’acte de propriété. L’auteure n’oublie pas d’évoquer le phénomène de la harga qui est «une autre manière, symétrique à l’auto-immolation, de ‘‘brûler’’ un présent intolérable et fermé sur le futur».  Elle fait même part d’un cas concret où auto-immolation et harga sont confondues. Dans la nuit du 16 au 17 janvier 2011, une vedette de la Marine algérienne intercepte deux embarcations de fortune qui faisaient route vers les côtes espagnoles et elle leur intime l’ordre d’arrêter les moteurs. Pour toute réponse, une vingtaine de jeunes mettent le feu dans une barque avec l’idée de se brûler vifs. Finalement, les militaires arrivent à en sauver 18, mais deux disparaissent entre les flammes et les vagues.

POURQUOI S’IMMOLER ?

Au phénomène de l’immolation, l’auteure dit que s’il n’existe pas de «causes exclusives», il existe néanmoins des «causes prépondérantes» parmi lesquelles «l’arriération et la marginalisation, la pauvreté et le chômage, la ‘‘subalternéité’’ et l’impuissance sociales». L’auto-immolation se présente alors comme la réponse ultime à une agression, à un déni de justice, à une hogra. Elle est «souvent un acte de révolte contre une offense, une vexation, un refus, une humiliation ou une agression de la part d’un pouvoir constitué ou d’une autorité. Bien des fois, c’est l’issue extrême d’une action de protestation, individuelle ou collective pour revendiquer des droits fondamentaux, dénoncer une injustice, faire pression sur les institutions». Elle montre notamment que l’argument culturel, souvent avancé, est de peu de poids. Elle arrive à démontrer que le geste de se donner la mort par le feu  transcende les cultures, les religions, les traditions, bref tous les particularismes pour accéder à l’universel.
L’universel, c’est ce bien individuel ou collectif qu’est la dignité dont on refuse la négation ou la confiscation. «En somme, l’acte de se faire torche humaine afin de témoigner, dénoncer, protester, revendiquer, soutenir une cause collective, faire pression sur les institutions, réaffirmer sa dignité propre et/ou celle d’une partie (que ce soit une catégorie sociale, une minorité, une religion, un peuple, une nation) (...) présente une dimension quasi-universelle.» Par exemple, en ce qui concerne les sociétés musulmanes du Maghreb, on observe qu’il y a «négociation» avec la religion. Dans ces sociétés, le suicide est illicite et pourtant celui qui s’immole n’est pas dit «mort» ou «victime», mais «martyr». Annamaria Rivera pense que ceci ne relève pas d’une question de terminologie. Elle «révèle la permanence et l’importance non seulement de la notion de martyr, mais aussi de la fonction principale qui lui est attribuée : le martyr est celui qui, par son propre sacrifice, entend témoigner.» Ceci est si vrai qu’en arabe, le même mot chahada signifie martyr et témoignage.
La chahada, c’est aussi la profession de foi, un des cinq piliers de l’Islam. Il se trouve que même une autorité religieuse comme Al-Qaradhaoui est plus que compréhensif vis-à-vis du geste de Bouazizi et il a été jusqu’à considérer ce geste «comme expression du jihad contre l’injustice et la corruption.» Au cœur de l’explication, il y a la prévalence des notions d’humiliation, d’injustice, de mépris, de hogra, de souffrance, de revendication du respect, de dignité, du désir de reconnaissance. C’est ce que proclame ce jeune de la cité Khadra à Tunis : «Les intellectuels défilaient avenue Bourguiba pour défendre des symboles. Nous, on s’est juste battus pour notre dignité.» Plutôt que de passer pour des gens «de peu», des gens «de  rien», on fait le choix de l’anéantissement. «Le petit marchand ambulant de  Sidi Bouzid, comme tous ceux qui l’ont précédé ou suivi, a préféré alors s’anéantir, mettre en place et en scène son propre anéantissement, plutôt que de continuer à vivre comme un rien».
Il y a aussi l’importance et les effets de l’accumulation de ces  faits d’injustice, d’humiliation, d’atteinte à la dignité... «L’insurrection qui a conduit à la fuite de Ben Ali a été (...) le fruit d’un processus dialectique au cours duquel l’accumulation de grandes et petites injustices, de souffrances et d’humiliations sociales a atteint le seuil critique qui rend l’explosion quasi inévitable.» Pour Baudrillard, «tous les suicides (...) sont politiques puisqu’ils ouvrent une brèche, aussi infinitésimale soit-elle, dans la rationalité du système» et subversifs. Dans des sociétés «fermées», opaques, l’acte de suicide par le feu est impossible à cacher. «Il n’existe pas d’appareil de sécurité ou de propagande qui puisse occulter une torche humaine à la vue d’un nombre, petit ou grand de témoins. Et c’est aussi pour cela que l’auto-immolation (...) est un acte objectivement subversif. Ouvertement ou implicitement, elles sont, en effet, la voix populaire qui ‘‘ingénument’’ révèle que le roi est nu».

«JE M’IMMOLE, DONC JE SUIS»

Que dire en conclusion de cette présentation d’un ouvrage documenté, dense et souvent douloureux ? L’impression qui prévaut chez le lecteur est que la chercheure est sortie de ce voyage au bout de la détresse, de la révolte, de la dignité et de la liberté humaines différente de la chercheure qui y est entrée. Dans un article du 9 mai 2012, «L’escalade des suicides économiques : les comptables et les instigateurs», Mme Rivera parle du suicide dans son pays, l’Italie, et écrit que «les suicides sont toujours, d’une manière ou d’une autre, imputables à la société, mais surtout à ceux qui la dirigent et gouvernent». C’est ce que disait déjà Halbwachs qui voit «derrière chaque suicide un verdict sur la société, un verdict dont le suicidé se fait le porte-voix». Alors qu’elle brûle, pense Mme Rivera, la torche humaine affirme fortement son existence : «Moi, je brûle, donc moi je suis». La même torche déclare solennellement à l’intention des autres : «Moi, je vous dis, moi, je vous accuse, moi, je vous déligitime, moi, je vous défie».
Et l’auteure de conclure : «Au fond, la mort par le feu est une attestation publique de sa propre supériorité morale.» En Algérie, la responsabilité de l’Etat et des «autorités locales» est écrasante. La société algérienne se trouve présentement confrontée à trois fléaux qui menacent la partie la plus nombreuse et la plus fragile de la population, la jeunesse : le suicide, la harga et la drogue. Bien sûr, il faut de l’éducation, de la sensibilisation, de la prévention et même parfois un peu de repression, mais il est important de commencer par le commencement. On ne peut éduquer ou sensibiliser ou prévenir que lorsque l’on dispose d’une connaissance scientifique suffisante de la population concernée, les jeunes. C’est précisément ce qui manque dans notre pays. C’est précisément le but de deux projets de recherche, l’un sur les étudiants, l’autre sur cinq autres catégories de jeunes que la direction de la faculté de médecine d’Oran et les «autorités locales» de la recherche ont, contre toute attente, refusés.
 
Djamel Guerid. Professeur à l’université d’Oran

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire