vendredi 7 décembre 2012

Nacéra Benseddik. Archéologue : On est en train de saccager le site de Djemila !

Après Timgad, Djemila ? L’historienne archéologue, Nacéra Benseddik, est indignée par l'état du site archéologique de Cuicul. Elle accuse le ministère de la Culture de vouloir y entreprendre la construction d’une scène culturelle pour le Festival de Djemila, alors que le site est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco.

- Le groupe de veille pour la sauvegarde du site de Djemila (Sétif) dénonce à nouveau des atteintes au site archéologique de Cuicul, en montrant, photos à l’appui, que des travaux ont lieu en plein milieu du site (voir ci-contre).

Le Festival de Djemila, organisé depuis des années sur le site archéologique, a été déplacé, cet été, dans le stade de Sétif. Officiellement, parce que la musique gênait les prières du Taraouih des villages environnants. Je pensais naïvement, et à tort, que le ministère avait été sensible à la mobilisation pour la protection du site. Finalement, il n’en est rien. Khalida Toumi avait pourtant déclaré le 26 novembre 2011 que le festival tiendrait sa prochaine édition «en dehors de la cité archéologique de Cuicul», reconnaissant qu’il y avait eu des dégradations. Ce site est un élément de la mémoire de l’Algérie, du Maghreb et de l’humanité, et on va le saccager. Je rappelle qu'il a été inscrit au Patrimoine national en 1900 et sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco en 1982.

- Sur la photo, on voit pourtant que les ruines se trouvent dans le fond. Quels sont donc  les dangers concrets qui le menacent ?

Mais nous sommes au cœur du site ! Dans l’enceinte de la clôture qui sert à délimiter le site !  Les dangers sont clairs : pour placer les blocs de béton que l’on voit sur photo, il va falloir faire des trous dans un sol qui n’a pas encore été exploré, et donc, détruire des strates archéologiques enfouies. La présence de plus de 10 000 spectateurs en pleine nuit, libres de faire ce qu’ils veulent dans les ruines, pose un autre problème. On a bien vu le résultat quand le festival se tenait sur la place des Sévères : les gens ont uriné sur les mosaïques, dégradé l’escalier du temple de la Gens Septimia (dynastie des Sévères, empereurs berbères) et laissé leurs ordures sur des dallages bimillénaires !

- Mais il semblerait que la population réclame le retour du Festival à Djemila…

Pas de problème. Alors pourquoi ne pas organiser ce festival hors du site ? Dans un espace en plein air dont la jeunesse pourrait profiter toute l’année ? Par ailleurs, il est de la responsabilité du ministère de protéger le patrimoine car il n’est pas une propriété privée. Personne n’a le droit de vie ou de mort sur ce site. Le wali, le directeur de la culture et les maires aussi sont responsables ! Ce site est-il orphelin ? N’a-t-il pas de parents ?


- Avant Djemila, vous vous êtes déjà mobilisée pour Timgad… Pourquoi une telle volonté de profaner les sites antiques, pour ne pas dire romains ?

Je ne vois, hélas, pas d’autres motivations qu’idéologiques. Aujourd’hui, l’idéologie dominante est arabo-islamique et pour la servir, on croit devoir effacer tout ce qui précède, autrement dit les civilisations libyque, libyco-puniques et romaines. Sinon, pourquoi ne pas organiser des festivals mettant en valeur des sites islamiques comme ceux de la Qalâa des Beni Hammad (M'sila) ou d’Achir (Médéa) ?


- Que fait l’Unesco ?

Je réponds par une autre question : comment voulez-vous qu’une instance internationale, chargée de veiller à l’intégrité et à l’authenticité des sites classés, en Algérie et ailleurs, accomplisse sa mission en toute indépendance alors que, lors de sa dernière visite, Irina Bokova, la directrice générale, a reçu de l’Algérie un chèque de 5 millions d’euros à titre de contribution au Fonds d’urgence ? Lorsque la magie du chèque aura cessé, si les sites de Timgad, Djemila et Tipasa ne sont pas débarrassés de toute urgence des constructions parasitaires qui menacent leur intégrité et leur authenticité, n’est-il pas à craindre que l’Unesco n’en vienne à déclasser nos sites, comme elle l’a fait en 2007 pour le sanctuaire de l’antilope Oryx à Oman, à cause de l’exploitation pétrolière, la vallée de Dresde, en Allemagne, en 2009, après la construction d’un pont, et tout récemment la médina de Sousse envahie par les bâtiments modernes ?


- D’après la pétition lancée pour la sauvegarde du site, d’autres sites seraient menacés. Lesquels ?

Nous sommes inquiets pour les sites de Khamissa et de Madaure (région de Souk Ahras), des sites jusqu’alors peu fouillés et sur lesquels apparaissent des constructions parasitaires, de Tiddis et de Tipasa.

- Pourquoi n’entend-on pas davantage les archéologues ?

Vous devriez préciser : «les archéologues algériens», car je peux vous assurer que les archéologues tunisiens, marocains ou libyens, pour nous limiter au Maghreb, sont nombreux à nous soutenir. Ils s’expriment sur les réseaux sociaux, et pas sous pseudonyme ! Le peu d’implication des professionnels algériens ne m’étonne pas, m’attriste et m’indigne.

Bio express :

Historienne de l’Afrique du Nord antique, épigraphiste et archéologue. Docteur de 3e cycle de l’université de Paris X-Nanterre (1977), Docteur d’Etat de l’université de Paris IV-Sorbonne (1995). En plus des dizaines d’articles dans des ouvrages et revues spécialisés, elle a notamment publié les ouvrages suivants : Les troupes auxiliaires de l’armée romaine en Maurétanie Césarienne sous le Haut-Empire, Alger Sned 1982, La Fouille du forum de Cherchell 1977-1981, Alger 1993 (avec T. W. Potter), Thagaste Souk Ahras, patrie de saint Augustin, Alger Inas 2005, Esculape et Hygie en Afrique, Recherches sur les cultes guérisseurs, Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, t. 44, Paris 2010, Cirta-Constantina et son territoire, Errance-Actes Sud, Arles 2012

Des responsables dans l'embarras :

Un arc en ferraille de Caracalla, érigé à l’intérieur de la cité historique, à quelques mètres des vestiges des civilisations anciennes, décor de la scène devant abriter les activités du 8e Festival de Djemila, abîme depuis des mois un patrimoine mondial. Non seulement cette scène n’a servi à rien, mais elle aurait coûté à la commune plus de 3 millions de dinars (voir El Watan du 28 juillet 2012).
Destination de prédilection des étrangers, notamment les diplomates ne pouvant faire l’impasse sur une aussi belle étape, le site, géré par une EPIC, ressemble à un dépotoir. Comme nous l’avons constaté sur place, en plus de l’arc abandonné, des centaines de chaises en plastique jonchent le sol depuis plus de six mois. «L’espace est géré par une entreprise commerciale qui doit prendre en charge un tel volet, se défend, en off, un responsable.
Mais il ne faut pas exagérer les choses et dire que le site est abîmé puisque que l’arc en fer ne se trouve pas à l’intérieur de l’ancienne cité.» Mercredi, la daïra aurait reçu d’Alger, par téléphone, des instructions pour procéder au nettoyage des lieux. Le chef de daïra aurait, selon certaines indiscrétions, contacté des opérateurs économiques. De son côté, le directeur de la culture pointe du doigt les ex-élus de la commune : «L’ancienne Assemblée populaire communale a failli à sa mission : c’est elle qui devait prendre en charge une partie de la logistique relative au Festival de Djemila.
Mais préoccupée par les élections, l’ancienne équipe n’a pas tenu ses engagements. Toutefois, au cours de la  semaine, j’ai parlé avec le chef de daïra qui s’est dit disposé à prendre en charge le problème.»
Kamel Beniaiche

Repères :

Khalida Toumi
«Le public qui aime le Festival arabe de Djemila n’en sera néanmoins pas privé mais pourra le suivre dans de meilleures conditions», a déclaré Khalida Toumi en novembre dernier lors d’une visite à Sétif, «de sorte à ce que les ruines restent à l’écart pour servir de fond et de décor». Des parties du site«ont fini par être endommagées sous le poids des lourds équipements mobilisés par la télévision pour le tournage, l’éclairage et la prise de son», ont indiqué les responsables de la direction de wilaya de la culture.


Patrimoine
Selon l’Unesco, «Djemila apporte un témoignage exceptionnel sur une civilisation disparue. C’est l’un des plus beaux ensembles de ruines romaines du monde. Djemila offre un exemple éminent d’un type d’ensemble architectural illustrant une période significative de l’histoire romaine de l’Afrique du Nord, du II au VI siècles».

Timgad
«Comme d’autres pays de par le monde, l’Algérie a longtemps organisé des festivals musicaux dans de prestigieux sites historiques et archéologiques classés par l’Unesco patrimoine mondial de l’humanité. Des dégradations notoires, comme à Timgad, causées par la mise en place des structures de spectacles ou par les spectateurs eux-mêmes, comme récemment à Djemila/Cuicul, ont été signalées.» Extrait de la pétition à signer sur www.petitions24.net/non_a_un_edifice_moderne_sur_ou_pres_du_site_de_djemilacuicul

Irina Bokova
«Le 9 avril, la directrice générale a été reçue par le président de la République, Abdelaziz Bouteflika, qui a exprimé le plein soutien de l’Algérie à l’Unesco et aux réformes engagées par Mme Bokova. En témoignage de soutien de l’Algérie à l’action de l’Unesco, le président de la République a remis un chèque d’un montant de 5 millions d’euros à titre de contribution au Fonds d’urgence». Extrait du site de l’Unesco.
Mélanie Matarese in El Watan.

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