dimanche 9 décembre 2012

Une interview du président de la République tunisienne sur les dernières déclarations du gouvernement français:« Nous sommes encore très loin d’une vraie solution en Algérie »

Le gouvernement français ayant au début du mois dernier défini son attitude à l’égard du problème algérien en précisant qu’il préconisait une « Algérie algérienne liée à la France », il nous a paru intéressant de demander au président de la République tunisienne ce qu’il pensait de cette formule et quelle serait l’attitude de son pays au cas où cette solution prévaudrait.
Répondant favorablement à notre demande, M. Habib Bourguiba a bien voulu nous accorder par l’entremise de notre confrère Guy Sitbon, correspondant du Monde à Tunis, l’interview qu’on lira ci-dessous. Nul ne contestera la valeur documentaire des déclarations du chef de l’État tunisien. Elles exposent avec l’autorité qui s’attache à ses hautes fonctions les vues d’un homme d’État dont le pays est intéressé au premier chef à la cessation des hostilités en Algérie, et dont l’influence sur le G.P.R.A. s’est souvent exercée dans le sens de la modération. Avec sa franchise et sa rudesse coutumières M. Bourguiba nous livre son interprétation de la politique française à l’égard de l’Algérie et ne cache pas cette fois-ci la déception qu’il éprouve du fait que les chances d’un cessez-le-feu paraissent avoir diminué ces derniers temps. C’est ce qui explique sans doute le ton acerbe de ses propos.
par Habib Bourguiba, avril 1960
— Dans un communiqué officiel publié le 7 mars le gouvernement français a confirmé que d’après lui la solution de la question algérienne se trouve dans une « Algérie algérienne liée à la France ». Comment cette prise de position, qui paraît définitive, a-t-elle été accueillie par votre pays ?
— Comme tout le monde j’ai fait l’exégèse des textes publiés à cette date, à savoir les déclarations du général de Gaulle lors de son voyage en Algérie et surtout le communiqué de M. Terrenoire, dont les termes ont été mûrement pesés. Il n’y est pas affirmé que l’Algérie algérienne liée à la France est la solution à laquelle s’est définitivement arrêté le gouvernement français. Il est simplement dit « qu’il est probable » que le choix des Algériens, une fois un certain nombre de conditions remplies, et en particulier l’achèvement de « la pacification », se portera sur cette solution.
Mais supposons que ce soit là la solution française. Je suis d’abord en droit de faire une constatation : il ne s’agit plus d’autodétermination, car l’autodétermination telle qu’elle a été présentée dans la déclaration du 16 septembre implique un choix entre trois solutions : sécession, francisation ou association, qu’on appelle aujourd’hui « Algérie algérienne liée à la France ».
Je crois en vérité que ces formules qui changent depuis près de deux ans cachent mal un rapport de forces dans une situation intérieure particulière. Il semble bien que le général de Gaulle ait voulu à l’origine proposer aux Algériens un choix librement exprimé après la conclusion d’un accord sur le cessez-le-feu. Mais j’ai l’impression, confirmée par ce que je sais (ici le président Bourguiba jette un regard sur le livre de Tournoux, Secrets d’État, posé sur un guéridon à ses côtés), qu’il s’est heurté à une opposition ouverte de l’armée française opposée à l’idée même d’autodétermination. Selon la formule, l’autodétermination dans un avenir éloigné c’est l’indétermination aujourd’hui, l’armée se refuse à faire la guerre, à se sacrifier pour un point d’interrogation. Cela apparaît d’ailleurs logique de la part de ceux qui combattent pour maintenir l’Algérie dans la France, l’Algérie française.

— Ces officiers de l’armée française ont gardé un sentiment d’humiliation de ce qu’ils appellent leurs échecs en Indochine ou ailleurs. Aujourd’hui le drame c’est que les cadres de l’armée ont une politique, et qu’ils font en sorte avec les puissants moyens dont ils disposent de faire appliquer cette politique par le gouvernement français. Voilà ce que disait par exemple le général Lorillot, qui a commandé en chef en Algérie : « On nous a fait le coup en Indochine, on nous a fait le coup en Tunisie ou il n’y avait que trois mille fellagas qui quelques jours plus tard auraient mis bas les armes. On nous a fait le coup au Maroc. On ne nous fera jamais le coup en Algérie. » C’est finalement la position des cadres de l’armée. Ainsi ce grand phénomène historique de décolonisation qui se manifeste d’une manière accélérée depuis la fin de la deuxième guerre mondiale est considéré comme un ensemble de « coups » qui auraient été portés contre la France par le communisme international, certains alliés chancelants, la trahison de dirigeants, etc. En quatre ans ces cadres de l’armée ont à trois reprises — 6 février 1956, 13 mai 1959 et enfin prolongement du 24 février — fait capituler des gouvernements qui exprimaient des intentions libérales. Chaque fois qu’ils ont le sentiment que le gouvernement s’engage dans un processus qui mettrait fin à la guerre et qui ne peut commencer que par une négociation puisque la victoire militaire s’est avérée impossible, il procèdent à des manœuvres d’intimidation plus ou moins ouvertes ou des manifestations violentes qui modifient immédiatement les intentions du gouvernement français. Ce dernier est alors obligé de manœuvrer à son tour et de mener un jeu difficile entre les exigences de son armée et celles de l’opinion internationale. Ainsi on aboutit à des formules compliquées où l’application du principe de l’autodétermination est confiée à l’armée française et où l’objectif de la France est une Algérie algérienne, ou une Algérie liée à la France, ou une Algérie française, toutes choses à peu près identiques dès lors qu’elles sont imposées au peuple algérien. Mais le maintien du principe de l’autodétermination laisse subsister une apparence démocratique qui permet à M. Khrouchtchev, sans trop heurter ses convictions anticolonialistes et tout en ménageant ses hôtes, de déclarer qu’il est favorable à la solution préconisée par le général de Gaulle. Il a cependant bien pris soin de souligner à deux reprises : « la solution exposée le 16 septembre », ce qui est une manière de dire que depuis lors des changements se sont produits.
— L’un de ces changements n’est-il pas la détermination qu’a exprimée le général de Gaulle en faveur d’une « Algérie algérienne liée à la France » ?
— L’essentiel ne réside pas dans le choix de telle ou telle autre formule, mais dans la procédure et dans les données réelles du problème. Il s’agit de savoir si le gouvernement français veut négocier avec ceux qui se battent les conditions de la paix. Or après les déclarations pleines d’intérêt qu’a faites le général de Gaulle lors de sa tournée dans le Sud-Ouest, après les déclarations de Ferhat Abbas qui ont été bien accueillies en France, on assiste à ce revirement soudain. L’idée de négociation est abandonnée et l’autodétermination se présente sous un jour totalement nouveau. Vouloir continuer la pacification jusqu’à l’écrasement de l’adversaire c’est refuser de résoudre le problème algérien. Une solution qui ignorerait ceux qui ont posé le problème ne peut être qu’une fausse solution. En fait le général de Gaulle a donné à l’armée toutes les garanties qu’elle désirait.
— En admettant que le projet français se réalise en Algérie, quelle serait l’attitude de la Tunisie en présence d’une Algérie liée de cette façon à la France ?
— Notre attitude serait déterminée par ce que serait cette Algérie. Examinons ce qu’elle pourrait être compte tenu des éléments épars dont nous disposons. Qu’entend le général de Gaulle par « Algérie algérienne liée à la France » ? Ce ne sera pas, dit-il, « la domination directe pratiquée par la métropole depuis la conquête ». Je souligne en passant que cet aveu est énorme. Il s’agit donc de faire vivre ensemble en Algérie les deux éléments de la population, les Français et les musulmans. Or le drame vient justement du fait que ces deux éléments n’ont pas pu vivre ensemble, non pas tant en raison de la domination de la métropole, mais en raison de la domination de la minorité française sur le peuple algérien. Cette domination a fait qu’ils n’ont pu coexister dans la paix, et la guerre est venue de là. Le véritable problème est celui des rapports entre les deux communautés, qui a mené à un échec, échec qui s’est aggravé après tant de sang et de souffrances provoqués par la guerre. En imposant cette coexistence par la contrainte, en la conditionnant par l’écrasement des rebelles, qui en fait sont suivis par l’immense majorité du peuple algérien, on perpétue la domination de la minorité française. Après l’extermination des rebelles — si elle est possible, ce que l’expérience de cinq ans n’a pas prouvé, — alors, oui, les Algériens choisiront n’importe quoi... ce que l’armée leur demandera de choisir... l’Algérie française... l’Algérie algérienne. Cette dernière formule n’a pour but, disons-le clairement, que de satisfaire les partisans de l’Algérie française tout en excluant l’intégration.
Pour nous, Tunisiens, ce qui importe c’est que cette formule entourée de toutes ces concessions et de toutes ces réticences n’aboutira pas à la paix. J’ai d’ailleurs l’impression que le général de Gaulle s’est réellement résigné à une guerre très longue. Le monde entier a applaudi à l’autodétermination, car précédée de négociations sur le cessez-le-feu la liberté de choix était réelle. Aujourd’hui on aboutit à une caricature de l’autodétermination, et nous en sommes atterrés. Cela nous laisse penser que la vraie solution oui substituera la paix à la guerre, et non pas la paix des cimetières, mais la paix des cœurs, n’est pas mûre encore. Nous en sommes très loin, et le gouvernement français n’est pas prêt à accepter l’épreuve de force avec ceux qui s’opposent à cette solution.
Dès lors on ne peut plus envisager de participer à un ensemble maghrébin où l’Algérie serait ce que prévoit la déclaration de M. Terrenoire : une Algérie algérienne liée à la France après l’écrasement des nationalistes. Pour nous le problème ne se pose pas de savoir ce que nous ferions si cette solution voyait le jour, car même si la violence prend fin la guerre subsistera dans les coeurs.
Qu’on me comprenne bien. Je ne condamne pas l’éventualité d’un lien solide entre la France et l’Algérie. Les Algériens eux-mêmes en reconnaissent la nécessité. Nous l’avons souhaité, ainsi que tous les leaders nord-africains. Il est inutile de l’imposer par les armes, ce qui rendrait tout lien illusoire en braquant les peuples nord-africains contre la France. Mais ce lien ne peut être que librement consenti dans la claire conscience de nos intérêts réciproques. Il serait basé sur une solidarité réelle. Or il se trouve que le général de Gaulle, avant d’accéder au pouvoir, exprimait à Maurice Clavel des idées proches des nôtres. « L’Algérie sera d’autant plus unie à la France, disait-il, qu’elle sera plus libre. Plus les Algériens seront libres, plus ils seront unis aux Français » (cité par le Monde du 16 septembre 1957). Le drame c’est que le sang continue de couler alors que les deux parties sont d’accord sur l’essentiel. Entre elles des militaires qui se font une idée complètement irréelle de ce qui se passe autour d’eux empêchent toute solution. Peut-être faut-il attendre que l’armée elle-même soit convaincue que ses efforts n’aboutissent à rien et soit mûre pour une solution négociée. L’obstacle tel qu’il se présente paraissant infranchissable, il faut peut-être attendre qu’il s’effrite ou qu’il perde de sa virulence une fois que l’échec de la politique actuelle sera évident.
J’espère qu’alors il sera encore temps de mettre en œuvre une solution analogue à celle qu’a proposée avec tant de lucidité Alain Savary dans son récent livre : Nationalisme algérien et Grandeur française. Pour ma part je suis persuadé qu’une fois que la France se sera engagée dans la voie de la décolonisation progressive en Algérie et que des garanties internationales auront été données les Algériens pourront prendre le temps de réfléchir calmement sur les vrais problèmes de l’avenir. Leurs prises de position qui ont précédé le voyage du général de Gaulle en Algérie soulignent d’ailleurs chez eux le même désir que nous d’en finir avec la guerre. Le peuple français, pour sa part, a manifesté sa volonté de paix en exprimant les mêmes inquiétudes que celles dont je viens de vous faire part après ce revirement. Son poids sera essentiel pour la mise en œuvre d’une solution durable. Cette solution, j’en suis sûr, ne mettra pas fin à la présence de la colonie française, qui pourra vivre en Algérie comme elle vit aujourd’hui en Tunisie. Dans l’intérêt de la France on ne peut concevoir une autre solution.
Habib Bourguiba
Président de la République de Tunisie

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