Parfois, le politique divorce d'avec la morale, constate Michèle Cotta. En Syrie, une intervention soulagerait nos consciences, mais aggraverait la crise
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Par MICHÈLE COTTA
"Primum non nocere." C'est une des phrases du serment d'Hippocrate qu'apprennent les carabins lorsqu'ils commencent leurs études médicales. "D'abord ne pas nuire" : ça devrait être aujourd'hui le b.a.-ba des actions envisagées contre la Syrie deBachar el-Assad. Pour trois raisons au moins, la prudence s'impose aux dirigeants des pays occidentaux, et à ceux d'entre eux, laGrande-Bretagne, les États-Unis et la France, qui les premiers ont évoqué une action "punitive" après que l'arme chimique a été, pense-t-on, employée par le gouvernement syrien.
La première est que, dans les opérations engagées depuis maintenant plus de vingt ans au Moyen-Orient et ailleurs, il est arrivé que la manipulation oriente fortement les décisions des gouvernants occidentaux. Les Anglais n'ont pas oublié que Tony Blair avait brandi, pour suivre George Bush dans la deuxième guerre d'Irak, le rapport du commandement supérieur américain affirmant que Saddam Hussein disposait d'armes de destruction massive. La suite de l'histoire a montré que l'accusation était fausse. Aujourd'hui, il est certain que les armes chimiques ont été utilisées en Syrie. Tout le problème est de s'assurer pour le moins qu'elles l'aient été par le gouvernement syrien, et pas par les rebelles. Question iconoclaste peut-être, dérangeante pour ceux qui dénoncent depuis plus de deux ans les crimes d'Assad et souhaitent que les Occidentaux arment la rébellion. Il n'empêche : le moins qu'on puisse faire est d'attendre les conclusions des experts de l'ONU. Sinon, pourquoi les avoir envoyés à Damas ?
Des objectifs flous
La seconde est qu'il n'y a sans doute pas d'opération militaire capable de mettre un terme à la crise syrienne. Si ces moyens existaient, ils auraient dû impérativement être déployés dès qu'il est apparu que Bachar el-Assad préférait faire tirer sur une partie de son peuple que de négocier avec ceux qui, islamistes ou non, contestaient son pouvoir. Certes, si les experts en apportent la preuve, cette fois la "ligne rouge" fixée par Barack Obama a été franchie. Mais quel est le plan des Occidentaux une fois qu'ils en auront obtenu la certitude ? Bombarder les espaces stratégiques à Damas ou ailleurs en Syrie, utiliser des frappes décisives contre les "piliers" du système syrien ? Que ne l'a-t-on fait auparavant si on estimait qu'une solution militaire était possible ? Attendait-on plus de morts, plus de destructions, plus de violence ? S'agit-il de faire tomber Assad, comme en d'autres temps on s'est débarrassé de Kadhafi, ou encore, en s'y prenant à deux fois, de Saddam Hussein ?
Le président américain a assuré, dans une interview à la chaîne de télévision publique PBS, qu'il ne le souhaitait pas. Alors, donner un sérieux, et salutaire, avertissement au dirigeant syrien ? Combien de cibles attaquer pour que l'avertissement soit suffisant ? Dix, cent, mille ? Qu'est-ce qu'on appelle, dans le langage diplomatique, une réponse proportionnelle au crime commis ? Le moins qu'on puisse dire est que, pour le moment, les buts de l'opération envisagée restent flous et la stratégie approximative.
Coup d'arrêt britannique, hésitation française
C'est la raison pour laquelle aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France de fortes oppositions se manifestent depuis quarante-huit heures : les parlementaires anglais ont imposé un retrait de David Cameron, rentré tout spécialement de vacances pour plaider en faveur d'une intervention et faisant convoquer une réunion des membres permanents du Conseil de sécurité, achevée dans la confusion. La même opposition s'est exprimée à Washington, même si personne n'y conteste le fait que l'Amérique a des alliés dans la région, la Turquie, la Jordanie, Israël, et qu'elle y a des responsabilités. En France aussi, droite et gauche sont divisées sur la manière de "punir" le chef d'État syrien. D'un même mouvement, François Bayrou, Dominique de Villepin, François Fillon, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ont recommandé la prudence, tandis que Jean-François Copé affirmait partager l'analyse et la volonté du président français. L'opinion publique, elle, consultée par sondage, est hésitante. En France, elle ne l'était pas lorsqu'il a été question de soutenir le gouvernement malien. Elle l'est aujourd'hui.
Poudrière
Troisième raison pour garder une approche prudente sur le conflit syrien : à de très nombreux indices, on sent bien que l'intervention occidentale en Syrie, sous une forme ou sous une autre, peut bien faire courir au monde entier d'autres risques, à bien mesurer. Il ne s'agit pas seulement du sort des minorités chrétiennes que les rebelles, on le sait, sont loin de voir avec bienveillance. Pas seulement d'une aggravation de la crise sur place ainsi que d'une cristallisation de la violence contre les pays occidentaux. Mais aussi de ce qu'on pourrait appeler, plus gravement, une sorte de nouvelle guerre froide, rallumée par la poudrière du Moyen-Orient. L'Amérique envoie ses navires croiser à quelques encablures des côtes syriennes, la France n'en dépêche qu'un, symbolique, tandis que la Russie annonce le déploiement en Méditerranée, ces prochains jours, d'un bâtiment anti-sous-marins et d'un bateau anti-missiles. Quelles conséquences sur la paix mondiale une mini-guerre navale en Méditerranée aurait-elle ? Est-ce même envisageable ?
"Primum non nocere" : ne pas aggraver, même pour des raisons morales, le maelstrom moyen-oriental. On peut le regretter, mais il arrive que la morale et le politique ne soient pas compatibles
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