Avec Kamel Daoud
«… Tourner lentement la tête pour ignorer Alger et ses intrigues, regarder de l’autre côté, la vie qui tente d’éclairer l’univers. Ne pas parler du politique, ne pas y songer, regarder au-delà. Penser ce terrain nu de sens qui échappe au deux grands dévoreurs de sens, voleurs des âmes : le pouvoir et la religion. Interroger le monde, le scruter, le peser dans sa paume et sur son dos, reprendre de vieux livres qui frappent encore, page par page, sur le mur sourd du monde, relire les vieux mythes qui tentent de déchiffrer des pas dans la nuit des temps, méditer. Car il y a la vie, il n’y a pas que le FLN, la mosquée ou la France en face. Le triptyque de nos enfermements. Il y a sa vie à soi, son sens, sa magnifique promesse et sa lourde exigence. Il y a le temps et l’occasion donnée pour comprendre pourquoi je suis là, ravivé par l’inquiétude, somnolent à cause du rassasiement.
Les vieux bouddhistes disent que la vie de chacun, sa réincarnation, la chance qui lui est donnée de revenir sous la forme d’un homme, est aussi ténue que la probabilité qu’à une tortue des mers, venue des profondeurs, d’émerger deux fois de suite dans le centre d’un même anneau jeté sur les flots, par une nuit obscure, dans une mer agitée. Et quand cela arrive, il faut maintenir en soi l’évidence du miracle incroyablement rare et user de cette unique chance pour se libérer. C’est tout l’enjeu : toutes les religions ou presque tentent de peupler les au-delà, le monde après la mort, le début après la fin. Alors que l’enjeu immense et encore plus terrible est de donner vie à la vie, peupler ce qu’il y a avant la mort, le mériter. Il faut une doctrine du salut avant la mort pour les « Arabes », pendant que le temps a encore le temps. La question est « y a-t-il une vie avant la mort ? » pour les « Arabes », de souche ou de colonisations.
Et ce n’est pas un jeu de mot.
Car dans ce vieux monde « arabe » qui tue et qui n’arrive pas à intégrer en paix dans la géographie du monde, la quête est volée et détournée dès la naissance par la religion. On est poussé vers le déni de l’âme par déception et rejet de la religion, ou à en bloquer le chemin par le dogme. Ne cherchez pas Dieu, on L’a trouvé pour vous. La métaphysique, ce vieux souffle qui donne vie aux ombres et à l’immensité, est prise en otage par le rite depuis des siècles chez nous. L’Au-delà, Dieu, l’ombre, la mort, le salut, tout ce qui peut donner raison à la quête sont dès le début volés par la religion qui ne vous laisse rien à chercher ou à interroger. Elle épuise votre inquiétude, comme le politique épuise votre attachement à la terre. Pis encore : l’âme a été tuée chez nous depuis des siècles et cela a ouvert droit au meurtre sur autrui. Par réaction, l’autre chemin, tout aussi desséché est celui du déni : on confond le salut et le dogme, le besoin du sens et la religion et on bascule alors dans le refus ou le ricanement face au religieux. Entre Sisyphe, Saint Augustin ou la révolte camusienne.
Etrange donc que la quête du sens soit exclue de l’esprit algérien destiné au casting de ses troubles agréés : l’identité, la nationalité, la question du pouvoir, l’illégitimité, le questionnement de l’Indépendance, la fixation sur les ancêtres. Au religieux sont donnés en concession le champs du sens après la mort, le sens de la vie courante et au « Pouvoir » est concédé le champs de la légitimité ou son contraire. Vies à l’étroit qui sentent le besoin d’aller au-delà, sans tomber dans l’Au-delà, justement. Et cela laisse une étrange frustration dans l’âme : le « politique » m’interdit l’accès libre au sens de la terre et la religion m’interdit l’accès libre au ciel. Ma question est : pourquoi quand je dois parler de mon âme, je dois parler de l’islam et pourquoi quand je dois parler de ma terre, je parle du régime ? Dans la littérature algérienne, champs du sens ou de la quête, les deux grands prédateurs sont seigneurs : on y parle du régime (ou de son contraire) et de la religion ou de la révolte contre la religion. Des écrivains comme Herman Hesse, Melville, Michel Tournier ou le Roman d’initiation sont presque impossibles chez nous : tout est expliqué avant le départ, ne vous reste que les ricanements ou les prosternations. Le FLN m’a « tuer ». Mais la mosquée aussi".
Kamel Daoud
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire