mardi 24 juin 2014

Gaz de schiste, budgets, AE, Défense, etc. : «De quoi vous mêlez-vous ?»


Etrange mimétisme : lorsque le décolonisé accède au pouvoir dans son pays, il adopte de suite le comportement, la psychanalyse, la vision et l'argumentaire du colonisateur disparu. Cela se voit partout là où la terre a été blessée par l'occupation mais n'a pas été guérie par la décolonisation. Le mimétisme du colonisé se construit d'abord sur une raison qu'il croit absolue : il le mérite car il est décolonisateur. Le décolonisateur a un statut supérieur au décolonisé passif. On fête la décolonisation, mais pas de la même manière : pour l'un c'est un don, pour l'autre, c'est un acte. L'un est père du pays, l'autre son fils ou beau-fils.

Le décolonisateur ou le décolonisé au pouvoir se mettent de suite en mode écho et en tout : possession des fermes et des terres. Comme le colonisateur. Médailles et mérites. Comme le colonisateur. Mépris de l'autre jugé menteur, fourbe, vicieux, paresseux et parasite de l'indépendance. Autant que le colonisateur jugeait le colonisé comme un poids mort sur des terres en friche. La vision du colonisé au pouvoir a aussi sa propagande : sans moi, vous vous mangerez. Sans moi, cette terre serait marécages. Le colonisé au pouvoir a la même théorie de la terra incognita avant lui. Terra nullius. A personne. Donc à lui.

Du coup, cette vision, ce mépris, cette vue, cette attitude se retrouvent partout en arrière-plan et en arrière-goût. Un décolonisé au pouvoir s'étonnera profondément lorsque des concitoyens (des décolonisés inférieurs) lui demandent des comptes ou des explications. «Vous êtes qui ?» Lors de sa conférence de presse, un ministre dit brillant comme celui des AE, en compagnie de Laurent Fabius le français, n'arrivera pas à répondre aux questions sans user de l'ironie agressive. «Si vous avez des indications sur le nombre de terroristes et lieux», répondra-t-il moqueur. Une autre conjugaison de «vous êtes qui pour poser ce genre de questions ?» Attitude favorite de Chakib Khelil. Le chroniqueur se souviendra longtemps du visage de cet homme qui touchait à peine la terre et qui avait pour passe-temps favori de regarder les journalistes comme des insectes quand ils sont algériens. Lors du GNL 16 à Oran, là où les patrons des Majors se prêtaient aux jeu des conférences, lui reniflait les nuages et s'agaçait dès qu'il devinait votre nationalité locale. Son rire à la question de «vous êtes passible de procès ?» restera dans les annales.

Plus près ? La conférence du patron de Sonatrach. Comme révélé par notre confère Abed Charef. Le gaz de schiste ? En quoi cela vous concerne ? «Vous êtes qui ?» Au lieu de se sentir dans l'obligation de justifier les choix, de rendre compte, de répondre parce qu'il est payé par les contribuables, il les accuse, les insulte et les inculpe de complot avec l'étranger. L'attitude procède de la certitude fondamentale du décolonisé au pouvoir : je n'ai pas de compte à rendre et donc toute question est perçue comme une agression, un empiétement sur sa suprématie, une menace, une outrecuidance.

Le décolonisé au pouvoir reproduit le schéma du colonisateur partout : dans sa conception de la communication, dans la gestion de proximité, dans la gouvernance, dans la gestion des projets (ils sont des dizaines dans chaque ville sans la pancarte obligatoire permettant d'identifier le projet, son maître d'ouvrage, sa destination ou son budget). Le décolonisé au pouvoir ne se sent dans le confort que face à l'ancien colonisateur, au blanc ou au maître. Là, il échange le sourire, se sent moins menacé, peut étaler son raffinement et même exprimer sa lassitude parce que remplacer le colon et imposer ses valeurs chez lui est un effort qui use. Le décolonisé en 
chef
 ne comprend pas l'obligation de transparence, de compte, de déclaration de consultation. A-t-on jamais vu un colon consulter les «arabes» sur des choix stratégiques ?

Cette attitude devient même solennelle avec l'obligation de réserve «à la française», la monarchisation, le système des castes. Elle peut être consciente parfois, mais souvent inconsciente : la peau noire ne sait rien de son masque blanc car il est sous la peau, après la décolonisation. Un ministre «démocrate», éduqué, poli, humaniste devient très vite caporal, intendant, dur, insultant dès qu'il prend le pouvoir : ce n'est pas qu'il le veuille, mais c'est le seul schéma de «pouvoir» que l'on connaisse : soit faire comme le colon, sans rester les bras ballants. On ne connaît aucun autre comportement pour incarner le pouvoir que celui développé par le colonisateur. Gérer, posséder ou commander, c'est faire comme lui. Car si on a gagné l'indépendance, le colon lui a gagné les esprits. Il est modèle enfoui, subi autrefois, aujourd'hui désiré. 

Kamel Daoud

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