mardi 21 octobre 2014

Guide de l’Algérie pour visiteur étranger : Discussion autour du cheval de l’Emir

Ciel gris. Un oiseau noir le rature, profondément, par ses ailes acérées. Un géant y est à demi-allongé et semble flotter sur le dos face à l’abime luminescent. Il a un corps boursouflé, grotesque et étonnement léger : c’est un nuage très gros. Plus bas, l’immeuble avec, au seuil, deux Algériens qui dévissent le monde et soupèsent ses boulons.
– Tu crois qu’il va le faire ? Interroge le premier.
Air savant et profond du second, avec ce demi-sourire moqueur qu’ont les Algériens quand ils se prennent pour des initiés :
– Oui, je peux te le jurer. Ça sera de Bouteflika à Bouteflika. La continuité. Un beau slogan n’est-ce pas ?
– Jamais, s’indigne le second, qui s’est toujours senti second depuis son enfance. « Les Algériens ne voteront jamais pour le Frère. Ce ne sont pas nos traditions. Personne n’acceptera ».
Un petit silence de mise en scène puis la sentence de « l’initié » :
– Tu verras. Ils ont élu un poster, pourquoi pas un frère !
Rien de plus. Le ciel continu de se prendre pour l’aquarium de l’infini. Un sachet bleu est emporté par un vent passant. Une femme crie du haut du balcon contre un enfant. Le Frère veut-il vraiment devenir Président par lien de sang ? C’est la nouvelle légende nationale. On y croit, partout, avec le ricanement des condamnés. Comme une sorte de malédiction inévitable. Possible ? On reste songeur : d’un côté, on a la tradition d’une république gérée par un régime à caractère collégiale, depuis toujours ; et de l’autre, on a un peuple qui n’existe plus, qui a voté pour un absent et qui est travaillé par la peur, la bêtise, la position assise, le café, l’usure et la cupidité et qui peut donc voter ou ne pas protester.
Sujet bateau, mais angoisse vive. Le cercle est vicieux. Vrai ou faux, la légende Saïd est là. Elle remplace, en mode civil, Tewfik et son mythe. Manipulation ou légende algéroise, l’essentiel est sous les yeux : on est travaillé par le mythe du pouvoir Occulte au point de l’imaginer chez le cheval de l’Emir Abd El Kader, si L’Emir Abd El Kader est élu Sultan. C’est un besoin profond, une maladie de l’esprit aussi. Une réalité cependant, mais aussi un penchant collectif, toujours. Au fond, on est comme les Français : république avec une culture monarchiste jamais démentit. On aime les Rois, mais cachés, dans notre cas. Donc le Frère peut-il devenir Président ? Le un tiers des Algériens ne le savent pas. Le second tiers le croit. Le dernier tiers dit qu’il l’est déjà.
Dernier mystère : Boumediene avait lui aussi un frère qui s’appelle Saïd. Qu’est-il devenu puisqu’il n’est pas devenu Président ? L’actuel a dû se poser longuement la question.
Ciel gris. Une interrogation permanente : pourquoi sommes-nous un peuple aussi obsédé par les successions ouvertes au point d’en bâtir des métaphysiques ? Car à bien observer, les débats et légendes sur les successions sont plus animés, plus intéressants, plus vifs que les mandats eux-mêmes. Une Présidence algérienne est presque un bref moment d’élection, suivi par un très lent départ décortiqué par tout un peuple assis.
Le seul qui échappa à cette fatalité, fut l’Emir Abd El Kader : il fut hérité par un cheval. Qui s’en alla.
Kamel Daoud

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