La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962), préface de Gilbert Meynier, postface de Malika Rahal, Alger : Barzakh, 2015 (photo de couverture).
La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation
berbère en Algérie (1830-1962), du journaliste et chercheur Yassine Temlali,
paraît aux éditions Barzakh (Alger). L’extrait que nous publions ci-après est
tiré du chapitre intitulé « La politique berbère (kabyle) de la France en
Algérie : mythes et réalités ».
[...] L’image que se faisaient les colonisateurs français
des Algériens autochtones était déterminée, d’une part, par le dogme
pseudo-scientifique racialiste qui professait l’existence de différences
essentielles de caractère et d’aptitude au progrès entre les « races
», et d’autre part, par une profonde ignorance du monde musulman, vu à
travers la lorgnette d’un orientalisme conquérant, imprégné de l’idée de la
supériorité européenne. La méconnaissance de l’« Orient
», qui le faisait dépeindre de façon stéréotypée par de grands écrivains
comme Chateaubriand1, était encore plus frappante quand il s’agissait du monde
« barbaresque ». Celui-ci n’était connu qu’à travers de
rares récits de voyageurs et de captifs chrétiens qui avaient connu les geôles
de la Régence.
Même L’Encyclopédie, une œuvre pourtant magistrale à bien
des égards, s’est fait l’écho de ces stéréotypes. L’entrée « Azuagues
»2 (curieux résultat d’une double déformation : d’« Azwaw
», qu’on peut traduire par «
Kabyle »3, et de « Zouagha
», désignant une tribu berbère) n’est rien d’autre qu’une somme
impressionnante de demi-vérités, d’évidentes idées reçues et de confusions
diverses. Les « Azuagues », selon le texte de cet article établi par
Denis Diderot et Jean D’Alembert, sont des «
peuples d’Afrique qui sont répandus dans la Barbarie et la Numidie » dont «
les uns sont tributaires [et] les autres vivent libres [et qui] habitent
principalement les provinces de Tremecen [sic] et de Fez [Fès] ». Il ajoute : « Les plus braves occupent la contrée qui est
entre Tunis et le Biledulgérid [le pays du Djérid, dans le sud tunisien]. [...]
Leur chef porte le titre de roi de Cuco [le roi de Koukou]. Ils parlent la
langue des Berbères et l’arabe. » Les
deux philosophes français confondaient les Kabyles — dont certains chefs en
Grande-Kabylie, ont porté, en effet, le titre de « roi de Koukou
» — avec les Zouagha, une tribu berbère dont le territoire, au XVIIIe
siècle, était à cheval entre la Tunisie et l’Est algérien mais qui, quelques
siècles plus tôt, s’étendait, selon les chroniqueurs médiévaux, de la Libye au
Maroc, d’où probablement la mention des provinces de Tlemcen et de Fès. Cet
article de L’Encyclopédie peut être tenu pour une ébauche sommaire du discours
colonial sur les Berbères, plus particulièrement les Kabyles : les « Azuagues
», y lit-on, « se font honneur
d’être chrétiens d’origine [et] haïssent les Arabes et les autres peuples
d’Afrique [sic] »4.
L’exploration scientifique du pays nouvellement conquis n’a
pas échappé aux pesanteurs du racialisme et de la méconnaissance de l’« Orient
». Ainsi, y aura-t-il, d’emblée, pour les Français, deux races
dissemblables, sinon ennemies, les Berbères et les Arabes : les premiers
étaient d’immémoriaux sédentaires, des autochtones à la religiosité
superficielle ; les seconds,
d’impénitents nomades, des descendants foncièrement fanatiques des envahisseurs
hilaliens.
La formation, dès le début de l’occupation, de préjugés
favorables aux Berbères, principalement les Kabyles, ne pouvait, de toute
évidence, que servir le projet de division des « indigènes
», projet qu’un zélé colonialiste, le docteur Eugène Bodichon, a
formulé, en 1845, de façon on ne peut plus explicite : « La France doit développer cet instinct
antipathique entre Arabes et Kabyles et mettre à sa convenance les deux races
aux prises l’une contre l’autre »5. Ces
préjugés se sont renforcés de faits objectifs majeurs : l’absence de solidarité
de la majorité des Berbères avec la Régence attaquée et, quelques années plus
tard, le refus des tribus de Grande-Kabylie de reconnaître l’autorité de l’Émir
Abdelkader en lutte contre les troupes de l’armée d’invasion. Cependant, ce qui
devait être lu, dans le premier cas, comme une indifférence peu surprenante au
sort des terribles janissaires et, dans le second cas, comme une éloquente
manifestation du cloisonnement, sous le régime turc, des communautés « indigènes
», a été interprété, à la lumière aveuglante du racialisme, comme une
prédisposition kabyle naturelle à collaborer avec les conquérants. On prêtera
cette prédisposition d’autant moins aux «
Arabes » qu’ils s’étaient déjà
soulevés contre les Français, leurs territoires situés dans les basses terres
étant les plus convoités par les militaires et les premiers colons.
FANTASMES COLONIALISTES
Durant les premières années de l’occupation, l’observation
scientifique de la société autochtone, destinée à mieux la connaître pour
« lui enlever ses capacités de résistance »6, a contribué, de manière décisive, à
former l’image coloniale du «
Berbère » : paysan enraciné dans
le terroir, au besoin habile colporteur, il était si différent de l’Arabe,
bédouin dédaignant ces « vils » métiers que sont l’agriculture et le
commerce.
Le mythe berbère, qui s’est décliné principalement en mythe
kabyle, est antérieur à l’occupation de la Kabylie : en 1841, huit ans avant le
début de la conquête des Babors par le général Bugeaud, le général Duvivier
écrivait : « La fixité kabaïle et
l’amour de cette race pour le travail devront être les plus forts pivots de
notre politique pour nous établir en Afrique
»7. Ce mythe s’incarnera dans nombre de projets politiques dont
certains, proprement chimériques, n’ont jamais abouti, comme celui de « faire des Kabyles des auxiliaires de la
colonisation »en pays arabe8. Il
s’incarnera surtout dans un discours kabylophile, sincère ou intéressé, né avec
les premières études berbérisantes, celles de l’ethnographie militaire.
Les Kabyles ont été les premiers Berbères auxquels les
Français se sont intéressés : ils représentaient une des composantes de la
mosaïque ethnique algéroise et avaient fourni aux Français, à peine quelques
semaines après la prise d’Alger, les premiers contingents des célèbres Zouaves9
qui s’illustreront lors de la Guerre de Crimée (1853-1856), sur le front
allemand (1870) et jusque dans le lointain Mexique, lors de l’intervention des
armées de Napoléon III dans ce pays (1862-1867).
Le discours colonial pseudo-kabylophile forme un large
corpus qui demeure encore ouvert de nos jours10. À examiner les personnalités
liées à la colonisation, officiers, politiciens, scientifiques et autres
écrivains qui l’ont popularisé, il est difficile de dire, avec Salem Chaker,
qu’il « a été essentiellement le fait de
“seconds couteaux” »11 ou qu’« on le rencontre surtout dans une
sous-littérature et dans une sous-production scientifique »12. De plus, des qualifications comme « seconds couteaux », «
sous-littérature » et « sous-production scientifique » ne sont pas d’une grande rigueur. Des
hommes politiques qui ont joué un rôle majeur dans l’orientation et la conduite
de la politique coloniale pourraient être considérés, au regard de l’Histoire
avec un grand « H », comme des comparses sans envergure. De
même, ce qui n’a pas eu droit à l’éternité comme littérature et savoir
scientifique sur les Berbères avait pu être considéré, en son temps, de façon
extrêmement positive. Le politicien «
kabylophile » Auguste Warnier
n’était, en définitive, qu’un personnage local. Il n’empêche qu’en tant que
fougueux animateur du camp hostile à la politique prétendument arabophile de
Napoléon III, il a eu une influence considérable, en Algérie et en « métropole
». La « faiblesse doctrinale » et la «
nullité scientifique » des
travaux de Camille Sabatier sont consternantes alors que les travaux d’Émile
Masqueray sont d’une tout autre facture13. L’auteur de l’« Essai sur l’origine, l’évolution et les
conditions actuelles des Berbères sédentaires
» (1882)14 et celui de l’incontournable Formation des cités chez les
populations sédentaires d’Algérie15 n’en partageaient pas moins, outre une
kabylophilie opportuniste, un égal ascendant sur les milieux colonialistes.
Premiers Français à être entrés en contact avec les « indigènes
», les militaires ont jeté les bases du discours colonial
pseudo-kabylophile. Le colonel Daumas et le capitaine Fabre évoquaient en 1847
la « race kabyle » comme ayant « des tendances industrielles, pacifiques,
laborieuses ». Le capitaine Ernest
Carette écrivait en 1848 : « Aussi
téméraire que cette opinion puisse paraître, nous croyons que la Kabylie,
demeurée jusqu’à ce jour en dehors de notre contact direct, restée en lutte
avec toutes les dominations antérieures, doit devenir d’ici à quelques années
l’auxiliaire le plus intelligent de nos entreprises16. »Henri Aucapitaine, plus connu sous le nom du
« baron Aucapitaine », n’en pensait pas moins, lui qui proclamait
en 1857 : « Portés vers nous par leurs
caractères et leurs mœurs [...], dans cent ans les Kabyles seront Français17.
Ces officiers ne sont pas les seuls à avoir nourri les frêles racines du mythe
kabyle. Bien d’autres y ont contribué. Citons parmi eux le général Édmond
Pélissier de Reynaud qui professait la fusion entre Européens et « Barbares kabyles »18 et l’amiral Louis-Henri de Gueydon pour
qui l’avenir était dans « l’assimilation
du peuple kabile » et qui, auprès de ses
supérieurs, a défendu avec conviction le projet d’une entité administrative
purement kabyle dans laquelle serait appliquée la justice française19.
Les militaires qui ont participé à forger le mythe kabyle
étaient-ils « essentiellement des
seconds couteaux » ? Beaucoup d’entre eux ont assumé
d’importantes responsabilités politiques. Le colonel Daumas a eu, entre autres
charges, celle des « affaires de
l’Algérie » au ministère de la guerre.
Le capitaine Carette a été le secrétaire de la « Commission scientifique de l’Algérie » ; il
est l’auteur de Études sur la Kabylie proprement dite, « ouvrage fondamental sur la Kabylie précédant
la conquête »20. Le général Édmond
Pélissier de Reynaud a été le directeur des «
affaires arabes », au cœur du
dispositif de domination français. L’amiral Louis-Henri de Gueydon, un des
chefs de l’armée les plus en vue en Algérie, en a conduit la politique au poste
de gouverneur général. [...]
YASSINE TEMLALI
Né en Algérie en 1969, Yassine Temlali est journaliste,
traducteur et chercheur en histoire et en linguistique. Il a suivi des études
de lettres françaises et de linguistique à Constantine et Alger et prépare
actuellement un doctorat d’État en sociolinguistique à l’université de Leyde
(Pays-Bas). Il collabore à de nombreux journaux et revues en Algérie et à
l’étranger. Il est l’auteur de Algérie, chroniques ciné-littéraires de
deux guerres, Barzakh, 2011. Il a également collaboré à plusieurs ouvrages
collectifs, dont L’histoire de l’Algérie à la période coloniale :
1930-1962, Barzakh/La Découverte, 2012.
1À propos de son voyage en Orient, décrit dans Itinéraire de
Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, en allant par la Grèce, en revenant
par l’Égypte, la Barbarie, et l’Espagne (Paris : Le Normant, 1811, 3 volumes),
Chateaubriand déclare, avec une incomparable franchise : « J’allais chercher des images : voilà
tout. »
2Jean d’Alembert et Denis Diderot, « Azuagues
» in : L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
3Cf. Salem Chaker, «
Note à propos de l’article de Jacques Lanfry “Les Zwawa (Igawawen)
d’Algérie centrale (essai onomastique et ethnographique)” », art. cit.
4Jean D’Alembert et Denis Diderot, art. cit.
5Cité par Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et
la France. 1871-1919, Paris : PUF, 1968 (réédité en 2005, en deux volumes, aux
éditions Bouchène, préf. : Gilbert Meynier), p. 269.
6Lahouari Addi, Deux anthropologues au Maghreb : Ernest
Gellner et Clifford Geertz, Paris : Éditions des archives contemporaines, 2013,
p. 6.
7Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la
France..., op. cit., p. 269.
8« On alla jusqu’à
concevoir la possibilité de faire des Kabyles des auxiliaires de la
colonisation ; on rêva de la création de
villages kabyles, antennes de la colonisation en pays arabe, qui isoleraient
les tribus arabes et remplaceraient avantageusement les garnisons militaires
européennes susceptibles d’être diminuées ou rappelées en cas de guerre. » Cf. Mahfoud Kaddache, « L’utilisation du fait berbère comme facteur
politique dans l’Algérie coloniale », in
: Actes du premier congrès international
d’études des cultures méditerranéennes d’influence arabo-berbère, Alger, 1972,
Alger : Société nationale d’édition et de distribution, 1973, p. 269-276.
9Le français «
zouaves » dérive du kabyle « izwawen
» qui désigne, pour l’ensemble des Kabyles, les habitants de la Kabylie
du Djurdjura.
10Nous expliquerons plus loin en quoi ce discours était
aussi bien le reflet de préjugés racialistes, en vogue à l’époque, qu’une arme
de guerre aux mains des colonialistes.
11Vincent Geisser et Aziz Zemouri ont étudié les traces du
discours ethnographique colonial dans le discours en vogue en France
aujourd’hui sur les Kabyles. Cf. Aziz Zemouri et Vincent Geisser, Marianne et
Allah. Les politiques français face à la «
question musulmane », Paris : La
Découverte, 2007 (chapitre 9).
12Salem Chaker, Berbères aujourd’hui, Paris : L’Harmattan,
1998, p. 112.1
13Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la
France..., op. cit., p. 275.
14« Essai sur l’origine,
l’évolution et les conditions actuelles des Berbères sédentaires », Revue d’anthropologie, 1882, 2e série,
vol. 5, p. 413-442.
15Émile Masqueray, Formation des cités chez les populations
sédentaires de l’Algérie : Kabyles du Djurdjura, Chaouïa de l’Aourâs, Beni
Mezâb (éd. : Fanny Colonna), Aix-en- Provence : Edisud, 1983.
16Charles-Robert Ageron, «
La France a-t-elle eu une politique kabyle ? »,
Revue historique, tome 223, fasc. 2, avril 1960, p. 311-352.
17M. le baron Henri Aucapitaine, Le pays et la société
kabyle. (Expédition de 1857), Paris : A. Bertrand, 1857 (extrait des Nouvelles
annales des voyages, de la géographie et de l’histoire..., septembre 1857 ; cité in : Charles-Robert Ageron,Les Algériens
musulmans et la France..., op. cit., p. 270.
»
18Charles-Robert Ageron, «
La France a-t-elle eu une politique kabyle ? »,
art. cit.
19Ibid., p. 282.
20Camille Lacoste-Dujardin, Dictionnaire de la culture
berbère en Kabylie, Paris : La Découverte, 2005, p. 83.
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