lundi 10 décembre 2012

Fanon, précurseur des révolutions arabes? Souvent caricaturé et décrié, Frantz Fanon reste un écrivain majeur qu'il faut relire pour comprendre le printemps arabe.

                             A droite, Franz Fanon représente le FLN au Congo le 27 août 1960



Hommages (presque) unanimes, reconnaissance du monde littéraire mais aussi universitaire: la commémoration du cinquantième anniversaire de la mort de Frantz Fanon, décédé d’une leucémie le 6 décembre 1961 à Bethesda, près de Washington, sonne comme un tribut mérité. C’est aussi, en France, la réparation d’une grande injustice tant cet auteur incontournable a été attaqué et critiqué par ce que ce pays compte comme néo-conservateurs assumés ou masqués sans oublier les incontournables laudateurs de la période coloniale. On ne peut, en un seul article, résumer ce que furent la pensée et l’apport de Fanon au monde contemporain et aux élites du Sud. Mais, comme le note K. Selim, éditorialiste du Quotidien d’Oran, Fanon est un «homme qui toujours interroge». Et de relever que «Fanon est utile en effet pour comprendre les mécanismes par lesquels les régimes de l'indépendance, par la perpétuation de l'écrasement des peuples et par le refus des libertés, créent les conditions où le vieux colonialisme, se drapant de nouveaux atours, se présente comme le libérateur». Fanon, c’est indéniable, aurait eu beaucoup à dire sur les événements qui secouent actuellement le monde arabe. Des événements où le legs des tyrans offre la plus belle des excuses pour les colonisateurs d’hier de prendre leur revanche. Libye, Syrie,… Et que dire de cette Afrique minée par la corruption et les comportements prédateurs de ses dirigeants, révolutionnaires d’opérette qui n’ont en tête que leurs comptes en banque et leurs avoirs immobiliers en Occident…

L’apologie de la violence révolutionnaire?

Il faut se souvenir que Fanon a beaucoup été attaqué aux lendemains déchantant des indépendances. Nombreux sont les auteurs qui l’ont accusé d’avoir fait l’apologie de la violence révolutionnaire, notamment dans son ouvrage fondamental qu’est les Damnés de la Terre. On oublie simplement de dire que ce qui a posé problème en son temps, ce n’était pas l’œuvre en elle-même mais la préface de Sartre. «On ne refuse pas une préface de Sartre» aurait dit Fanon à ce sujet, quelques semaines avant son décès. C’est pourquoi l’auteur de cette chronique recommande aujourd’hui de ne pas lire la dite préface – volonté d’un éditeur de donner un cachet euro-français à un texte d’un homme du Sud – et de s’en tenir à la puissance de ce livre qui n’a pas encore livré tous ses enseignements. Que tous les enfants du Printemps arabe le lisent ! Il montre la voie et, en cela, il demeure hautement subversif.

Bouteflika en secrétaire de Fanon

Revenons aux Damnés de la Terre. Il faut lire le témoignage de Pierre et Claudine Chaulet, deux militants de la première heure de l’indépendance algérienne, publié dans Frantz Fanon et l’Algérie, «mon Fanon à moi». Voici ce qu’ils écrivent en préambule de leur article:
«On ne peut pas avoir connu et côtoyé Frantz Fanon, l’avoir accompagné durant les six dernières années de sa vie – depuis Blida en mars 1955, jusqu’à sa tombe, ‘en territoire algérien’ selon son vœu en décembre 1961 – impunément. Dans nos souvenirs, c’est un homme vivant, sans cesse en mouvement, en questionnement, éternellement jeune, parti à l’âge de nos certitudes partagées».
Dans une brève chronologie liminaire, ce témoignage évoque comment, en décembre 1960, Fanon apprend à son retour du Mali qu’il est atteint d’une leucémie. Il entamera alors une lutte contre la montre pour livrer son ouvrage majeur. Extrait:
«Avril 1961. A son retour de Moscou, il [Fanon] se lance dans l’écriture du message qu’il veut laisser: il dicte le texte à haute voix aux secrétaires qui se succèdent: Madame Marie-Jeanne Manuellan, fidèle secrétaire de l’hôpital, et un jeune officier envoyé par l’Etat Major [de l’Armée de libération nationale ou ALN], Abdelaziz Bouteflika. Il faut imaginer les conditions de production de ce texte par un Fanon malade, se sachant condamné, mais conscient d’avoir vécu une expérience unique et voulant la faire partager, en urgence. A chacune de nos visites dans son appartement de l’avenue de Carthage, à Tunis, il nous lit un passage ou un chapitre de ce qu’il vient d’écrire, guettant moins nos remarques que notre approbation, pressé qu’il est d’arriver au terme de cet écrit fulgurant: Les damnés de la terre».

Fulgurance de la pensée et de l’écrit

Fulgurance… Comme le note l’universitaire Christiane Chaulet-Achour, Fanon est une fulgurance de la pensée et de l’écrit. Qu’on en juge: trois essais majeurs en neufs ans (rien à voir avec les «bhleries» semestrielles qui font notre époque). Peau noire, masques blancs (Essai sur la désaliénation du Noir), l’An V de la Révolution algérienne et les Damnés de la terre: trois ouvrages que toute personne revendiquant le droit de prendre la parole sur les affaires du monde doit avoir lus. Fulgurance donc de la production intellectuelle mais aussi d’une maladie qui a privé l’Algérie, l’Afrique et tout le Sud d’un intellectuel dont la voix aurait été bien précieuse au lendemain des indépendances.

Fanon: un engagement africain

L’un des autres aspects majeurs de l’engagement militant de Fanon concerne l’Afrique. Comme le notent Claudine et Pierre Chaulet, il «saisit d’emblée le retentissement de la révolution algérienne sur l’ensemble des pays du continent africain, et particulièrement ceux qui sont encore sous domination française. Il dénonce inlassablement la «loi-cadre»[loi adoptée en 1956 pour accompagner le développement économique des colonies françaises], appelle la jeunesse africaine à rejoindre la lutte du peuple algérien, proclame la solidarité de l’Algérie en lutte aux peuples d’Afrique noire face au colonialisme français, requiert ma solidarité de l’Afrique pour le combat algérien. Ses appels trouveront un écho au Ghana, en Guinée et au Mali, auprès de dirigeants, mais aussi plus largement auprès des intellectuels et étudiants africains».

Missions en Afrique subsaharienne

Fanon multipliera ainsi les missions en Afrique subsaharienne, notamment au Ghana, en Guinée mais aussi au Congo ex-belge et au Mali. Partout, il exposera les grands desseins de la révolution algérienne ainsi que sa vision de la décolonisation. Il sera l’un des plus importants porte-parole d’un peuple algérien en guerre pour sa liberté. A bien des égards, Frantz Fanon est ainsi l’un des hommes à l’origine de la «vocation africaine» de l’Algérie. Une vocation qui s’est matérialisée dans les années soixante et soixante-dix, ne serait-ce que sur le plan de la coopération économique et des échanges culturels (le festival panafricain d’Alger à la fin des années 1960 reste une référence en matière d’exaltation des liens fraternels entre les Algériens et les Subsahariens). Une vocation qui s’est pourtant perdue, l’Algérie s’étant peu à peu coupée de l’Afrique. De toutes les faillites de l’Algérie indépendante, celle-ci est peut-être celle qui aurait le plus chagriné Fanon s’il venait à revenir parmi les siens.
Akram Belkaïd

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