Les deux victoires d’Ennahar
Malgré le sensationnalisme et le ton moralisateur du reportage d’Ennahar TV sur les cités universitaires pour filles, il pose les termes d’un débat qui a longtemps été étouffé dans l’œuf en Algérie. Si ce genre de sujet a été moult fois traité dans la presse écrite dite conservatrice, le voir à la télévision a suscité une toute autre réaction.
Ennahar, quotidien et télévision, est connu depuis longtemps comme un média populiste brandissant les valeurs islamiques et traditionnelles pour attirer une audience majoritaire conservatrice dont l’un des principaux garde-fous est essentiellement dressé pour la femme. La légitimité ou non du reportage réalisé par cette chaîne privée sur les cités universitaires pour filles, pourrait être débattue longuement, avec en prime la définition de la liberté d’expression et de l’éthique journalistique. Mais au-delà de la polémique, il faut reconnaître que les sujets de prédilection de cet organe médiatique, qui en font même sa ligne éditoriale, et la manière de les traiter, ne sont que le reflet des attentes du public. On sait que le gros tirage d’Ennahar ne débouche pas souvent sur un nombre important d’invendus, de même que sa télévision, « popularisée » notamment par l’émission de Cheikh Chemseddine, est loin d’être snobée par les téléspectateurs… Les raisons de ce succès sont indiscutables : aller toujours plus loin dans le sensationnel, pointer du doigt les « dérives » de la société et consolider le préjugé et le droit de surveiller et de commenter la moralité du voisin… Les cités universitaires peuvent donc être du pain béni pour ce genre de démarches. Il ne s’agit cependant pas d’y dénoncer les conditions inhumaines d’hébergement, ni la sécurité des étudiants, ni leur qualité de vie, car, dans ce cas-là, rares seraient ceux qui ne prendraient pas leur télécommande pour zapper vers Echourouk TV ou El Djazairia ! Pour capter l’attention du téléspectateur et le clouer sur son fauteuil, le sujet est tout trouvé : la femme !
Depuis une cinquantaine d’années, les familles algériennes ont quelque peu évolué : elles laissent désormais leurs filles finir leurs études et, mieux, quitter leur domicile parental pour aller étudier dans les grandes villes. Il est d’abord question de « confiance » : envoyer sa fille vivre en terre inconnue, loin du cocon protecteur et de l’œil vigilant de sa communauté natale, est un acte courageux et une prise de conscience quant à son droit à l’instruction, mais surtout une confiance totale en elle et en sa vertu. C’est là qu’Ennahar choisit d’intervenir et même si le reportage ne le déclare jamais, il semble avoir pour but de remettre en cause cette évolution en montrant à l’écran les conséquences « désastreuses » d’une telle ouverture d’esprit ! « L’enquête » intitulée « Lorsque les étudiantes deviennent des filles de joie » va donc commencer par planter les décors d’une cité U où les agents de sécurité sont complices avec les filles, en insinuant une contrepartie sexuelle, où un flou et une musique de suspense nous montrent des couples enlacés, le tout saupoudré d’un commentaire partial décrivant les tenues légères des résidentes et la déchéance morale qui dominent les lieux. Tous les ingrédients sont donc réunis pour retenir le téléspectateur : les femmes, l’interdit, la transgression, la liberté coupable, etc..
A partir de là, le professionnalisme devient aussi peu important que le respect de la vie privée. Le reportage part du principe que ces filles n’ont pas le droit de « trahir» la confiance de leurs parents qui leur ont si généreusement permis de finir leurs études ; il s’octroie donc le droit de les juger, conscients que la plupart de son public fera de même ; il démarre sur une assertion censée être irréfutable : ces femmes sont coupables. Tout ce qui s’ensuivra servira à renforcer l’accusation : l’alcool, la cigarette, les sorties nocturnes avec les garçons et, enfin, la prostitution, jamais avérée mais « prouvée » par le simple fait que les filles boivent et sortent la nuit !
Il serait inutile de nier que ce même jugement expéditif est partagé par la plupart des Algériens et Ennahar n’est là que pour le conforter et l’exacerber par le pouvoir de l’image, mille fois plus porteur que celui de l’écrit. La chaîne de télévision veut montrer aux familles algériennes que leur honneur et leur réputation sont dangereusement menacés par leurs filles qui profitent si honteusement de leur confiance pour s’adonner à des pratiques immorales. Résultat à court terme : des dizaines de familles ont rappelé leurs filles, d’autres ont carrément tenté de faire irruption dans la cité U de Ouled Fayet pour en extirper les étudiantes et les ramener au bercail en mettant fin à leur « aventure » universitaire… A moyen et long terme, il ne serait guère surprenant que de nombreuses bachelières des villes de l’intérieur soient privées de poursuivre leurs études vu que la fac n’est rien d’autre qu’une plaque tournante de dépravation et de déshonneur !
Ennahar a rempli sa mission. Quant à ses pourfendeurs qui crient à la diffamation et à l’irrespect de la déontologie, ils estiment que le reportage porte atteinte « aux filles studieuses, sérieuses et respectables ». Comprendre qu’ils s’en lavent les mains des filles visées et données en pâture à la vindicte populaire… C’est finalement ici que se situe le débat occulté : les libertés individuelles les plus élémentaires bafouées dans l’acquiescement général, la femme réduite à une image et un hymen chargés de préserver l’honneur de la société, l’étudiante à qui l’on impose un couvre-feu à 19h contrairement aux résidents des cités U pour garçons, la caméra braquée sur sa bouteille de bière et sa cigarette comme autant de pièces à convictions pouvant l’envoyer à l’échafaud, le commentaire la traitant de prostituée… Mais ces questions n’ont jamais été soulevées par les détracteurs du reportage qui lui demandent simplement de ne pas généraliser…
C’est la deuxième victoire d’Ennahar !
C’est la deuxième victoire d’Ennahar !
Sarah Haidar
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