La lettre d’Ali Haroun à Ahmed Ouyahia
Par : Ali Haroun
Reçu jeudi à la présidence de la République par Ahmed Ouyahia dans le cadre des consultations sur la révision de la Constitution, Ali Haroun lui a remis un long document dont nous publions ci-après de larges extraits.
Monsieur le ministre d’État,
Vous m’avez fait l’honneur de me transmettre des documents relatifs au projet d’une révision consensuelle de la Constitution et me demander mon opinion. En relisant le texte de ma déclaration à l’“instance de consultations en vue des réformes politiques” dite “Commission Bensalah”, il me paraît que la plupart des observations, formulées dans ce texte du 14 juin 2011 toujours d’actualité, n’ont retenu aucune attention.
Depuis l’Assemblée constituante à laquelle j’ai participé en 1963 comme député d’Alger et membre de la commission de rédaction du projet de Constitution, nos propositions ont toujours été méconnues. Le pouvoir du moment s’est appuyé sur les éternels laudateurs opportunistes, pour imposer la loi fondamentale de son choix. Aussi, je vous avoue avoir tout d’abord hésité à rédiger ce texte et à vous en donner la primeur. Mais à la réflexion et comme je l’écrivais à la Commission Bensalah, il y a exactement trois années : “En conscience, j’ai toujours cru indispensable de répondre à l’appel de la patrie lorsqu’elle le réclamait et à l’invitation du pouvoir politique, lorsque ma modeste contribution pouvait présenter quelque utilité…”
Cependant, je me sens troublé sur le sens de la démarche proposée car je m’interroge sur la manière de procéder retenue pour ces consultations et la suite qui leur sera donnée.
Vous pouvez être certain, Monsieur le ministre d’État, que je m’exprime du fond du cœur dans un souci de vérité indépendant de toute influence. Le message que les hommes de notre génération en fin de parcours aura à transmettre à la postérité devrait s’inspirer de deux principes fondamentaux : ne rien dire de faux mais oser dire ce qui est vrai. S’adressant à ses compagnons, Aboubakr, premier calife successeur du Prophète, leur déclara : “Dire la vérité au dépositaire du pouvoir est un acte de dévouement, la lui cacher est une trahison…”
Lors de notre discussion téléphonique, vous m’avez confirmé que dans le respect des composantes fondamentales de la nation, il n’y avait aucun tabou qui m’interdirait d’exprimer ma pensée. Aussi, comprendrez-vous que l’opinion ici exprimée ne sera pas unanimement partagée.
Par ailleurs, dans votre lettre du 13 mai écoulé, vous précisiez que les suggestions des experts de la Présidence sont faites à titre indicatif et “que le chantier de révision constitutionnelle ne fait l’objet d’aucune limite préalable, hormis celles relatives aux constantes nationales ainsi qu’aux valeurs et principes fondateurs de notre société”. C’est bien dans cet état d’esprit que je m’adresse, dans le respect de ce que je crois être la vérité, à Monsieur le ministre d’État chargé du projet de révision constitutionnelle.
Il eut été, à mon sens, plus crédible et plus conforme aux principes d’une démocratie de base, qu’une instance aussi représentative que possible, incluant les représentants de l’opposition, fut chargée de dégager, synthétiser et formuler les propositions d’amendement, en vue de la révision constitutionnelle projetée.
Quoi qu’il en soit, et pour nous permettre d’espérer que nos efforts antérieurs n’auront pas été totalement vains, la présente note inspirée de celle du 14 juin 2011 s’articule sur 4 points :
a) les maux dont souffrent nos lois ;
b) un rappel sommaire de nos Constitutions et leurs insuffisances ;
c) la volonté populaire méconnue et parfois trahie ;
d) un examen critique des principaux articles de la Constitution en vigueur et des amendements proposés.
1. Les maux dont souffrent nos lois
(…) Les réformes politiques projetées auraient pour but de remédier aux insuffisances de la loi fondamentale et des lois organiques. Or, si la Constitution et les textes subséquents avaient été librement débattus, régulièrement votés puis loyalement appliqués, les réformes à répétition ne s’imposaient guère. L’on sait que les lois ne valent que par les hommes qui les appliquent et celles qui nous régissent n’ont été ni élaborées par un législateur crédible ni loyalement appliquées, mais au contraire, souvent dévoyées et parfois trahies.
2. Rappel sommaire de nos Constitutions
a) La première Constitution, celle de septembre 1963 ne fut ni rédigée par l’Assemblée constituante ni librement discutée. La “commission de rédaction du projet de Constitution”, investie par l’assemblée plénière fut poussée à perdre son temps en discussions byzantines, pour permettre à notre premier président de la République de faire adopter dans un cinéma de la ville (sic), un projet de Constitution que, bien entendu, l’Assemblée constituante choisie dans sa grande majorité par lui-même, allait entériner. (…)
b) Après le 19 juin 1965, le second chef d’État limoge l’Assemblée nationale et renvoie les députés dans leurs foyers. Il suspend la Constitution pendant une dizaine d’années et va gérer le pays par voie d’ordonnances. Un Conseil de la Révolution nommé puis “épuré” par lui, constituait un organe de façade, incapable de discuter et encore moins de s’opposer à la volonté du colonel-chef-d’État.
c) La Constitution de novembre 1978
Inspirée de la Charte du 27 juin 1976 établie par le Parti unique sous le contrôle vigilant et sourcilleux du chef de l’État, la Constitution qui optait pour un socialisme irréversible ̶ pour ne pas commettre l’hérésie de le déclarer éternel ̶ fut votée le 19 novembre 1976 au score de 99,18% des suffrages exprimés ! Et dans la foulée, le chef du Conseil de la Révolution se faisait élire président de la République le 11 décembre 1976 avec un meilleur score : 99,38% des voix !... Nous verrons plus loin comment qualifier ces scrutins manifestement fallacieux.
d) La Constitution de novembre 1989
Intervenant après les révoltes d’octobre 1988, elle allait abroger l’option irréversible du socialisme proclamé par la Constitution précédente, mettre un terme au Parti unique et ouvrir les perspectives tant attendues du pluralisme politique qui, en réalité, est demeuré balbutiant.
e) La Constitution de décembre 1996
Confirmant les timides avancées démocratiques, elle a eu le mérite remarquable de mettre un terme au pouvoir à vie du président de la République et d’instaurer l’alternance en limitant à deux le nombre de mandats présidentiels(…)
f) L’amendement de la Constitution du 12 novembre 2008
Il a constitué, — nous le verrons ci-après —, une violation grave du principe de l’alternance au pouvoir, en permettant la réélection indéfinie du Président en exercice, aboutissant en fait à la présidence à vie. Ce qui pratiquement confiait à la République les attributs de la monarchie (…).
(Suite de la page 2)
3. La volonté populaire méconnue
Comme nous l’avons vu, les scores dans notre pays ne traduisent guère la réalité du scrutin. Les relations État-citoyen furent dès 1962 des rapports de force et non de droit. Par le biais de l’administration à ses ordres et de la présence inéluctable de l’officier de la Sécurité militaire
dans chaque bureau de vote, le pouvoir du moment dirige en fait l’opération électorale, en faisant usage de la violence d’État dont il dispose légalement (…). Avec l’accès au pluralisme, il demeurait encore, entre les mains de l’administration à la solde du pouvoir, la faculté de manipuler les scrutins, pour distribuer à ses affidés les sièges promis à l’avance.
Il ne s’agit pas ici de critiques gratuites ou injustes, d’amertume ou de dépit. Sinon, comment croire que notre premier président de la République ait été élu avec 99,61% de voix favorables, le deuxième avec 99,38% et le troisième avec 98,91% lors de son… 3e mandat ? Ces scores staliniens n’ont jamais rien traduit d’autre, que le résultat de l’indifférence du peuple, face au magouillage du pouvoir, ou de la peur face aux services de sécurité (…).
4. Examen critique des textes
et amendements proposés
Le préambule
a) Le paragraphe 6
Ajouter au paragraphe 6 l’expression “peuple algérien”, ce qui paraît à première vue correct n’est cependant pas anodin, car les conséquences de cet ajout seraient non maîtrisables et historiquement inacceptables.
Le texte actuel dispose : “… Le Front de libération nationale restaure enfin, dans toute sa plénitude, un État moderne et souverain” et l’amendement proposé stipule : “… Sous la conduite du Front de libération nationale, le peuple algérien restaure enfin…” Quoique non apparente, la différence est de taille. Affirmer que le peuple algérien, dans sa totalité et sans exclusive, “a restauré… un État moderne” est contraire à la vérité historique. Les Algériens indifférents à la lutte de libération, les “administratifs” , agents du colonialisme français, les harkis, les membres des “Comités de salut public” et de certains partis politiques qui ont refusé de se placer “sous la conduite du FLN” et l’ont même combattu les armes à la main… faisaient tous partie du peuple algérien et s’exprimaient comme tels. Ont-ils restauré dans toute sa plénitude un État souverain ? On voit dès lors la visée lointaine de la proposition d’amendement qui ne concernera en fait qu’un parti déterminé. Dès lors, la question doit être posée, débattue en toute clarté et soumise à la ratification de l’opinion nationale.
b) Le paragraphe supplémentaire :
la “réconciliation nationale”
Élever la “réconciliation nationale” au stade de valeur et constante de notre État au même titre que l’Islam, l’arabité et l’amazighité est tout d’abord contraire au concept d’unité admis par l’ensemble du peuple algérien, car elle laisserait supposer que cette unité serait fragile, menacée en permanence, alors que ceux à qui cette “réconciliation” profiterait n’ont pas, et de loin, visé la division de la nation, mais son maintien comme État théocratique, après destruction de l’État démocratique annoncé dans l’appel du 1er Novembre 1954. En faire une valeur, une constante comme les trois autres et l’inscrire sur le marbre de la Constitution, loi fondamentale qui exprime les options profondes et pérennes du peuple, suppose que l’on veuille se prémunir contre un probable avenir de non-conciliations et de discordes. De plus, si cette réconciliation est “nationale”, qui inclure et qui exclure ? Qui en bénéficiera et qui en serait indigne ? Sur quels critères ?
Par ailleurs, si cette “réconciliation” est constitutionnalisée, ce serait pour assurer davantage les bénéficiaires de grâce et d’amnistie. Or, ils sont déjà protégés par les articles 77 (9°) et 122 (7°). Mais, si elle vise le but politique de recherche d’un certain électorat, elle ne saurait prospérer au détriment des victimes des atrocités du terrorisme durant la “décennie noire”. Cette réconciliation nationale, toujours contestée par les ayants droit des morts et des blessés de cette décennie, aurait sans doute été acceptée par tous, si, comme dans d’autres pays, l’on avait répondu au vœu général : justice d’abord, clémence ensuite (…).
Article 1 – L’Algérie est une République
démocratique et populaire
Cette affirmation n’est plus d’actualité, même dans les pays du monde socialiste où l’on sait quel fut la triste fin des “démocraties populaires”. Quant à nous, et pour être francs envers nous-mêmes, l’Algérie, depuis son indépendance, n’a été ni une République au sens propre du terme ni une démocratie dans les relations État-citoyen. La “res publica” est “la chose de tous”. Elle exprime un consensus général. (…) Il serait peu crédible et au surplus obsolète de maintenir l’article 1er de la Constitution dans sa version actuelle. “L’Algérie est une République une et indivisible”, exprimerait davantage et plus précisément la volonté du peuple et la réalité de notre État.
Article 2 - L’Islam est la religion de l’État
Abrités derrière l’article 2 “l’Islam religion de l’État”, certains, par une interprétation dogmatique littérale et sectaire du texte, ont pu exploiter notre religion commune à des fins politiques exclusives, dans le but avoué d’accéder au pouvoir (…). Aussi une interprétation claire de l’article 2 et sa traduction incontournable par la loi fondamentale doivent-elles affirmer le caractère intangible de l’État républicain et de la démocratie mettant le pays à l’abri de toute résurgence d’un extrémisme destructeur. Dans certaines démocraties, le droit à l’insurrection contre la tyrannie est constitutionnellement reconnu. Il importe donc que la nôtre inscrive dans son préambule le droit imprescriptible de s’opposer, par tout moyen, à l’intégrisme matrice du terrorisme dévastateur (…).
Par ailleurs, comment interpréter l’article 2 au regard des dispositions de l’article 36 relatif à la liberté de conscience et la liberté d’opinion ?
(…) Aussi faudra-t-il préciser le sens, l’étendue et l’interprétation de l’expression “l’Islam est la religion de l’État” dans le texte même de l’article 2 de la Constitution (…).
Article 3 et 3 bis - Tamazight
Avant de discourir sur la place de “tamazight” dans notre Constitution, il ne serait pas inutile de rappeler que depuis des temps immémoriaux, des hommes ont peuplé le territoire de notre pays. Ce sont les Imazighen dont l’histoire a retenu le nom et dont nous sommes les descendants. Aussi appartient-il à l’Algérie d’aujourd’hui de se réconcilier avec son histoire multimillénaire. Que la souche paléoberbère initiale ait été enrichie, que la civilisation ait progressé par des efforts suivis et des enrichissements successifs, que l’Islam ait pénétré le cœur de nos populations avec le véhicule de la langue arabe…, tous ces facteurs constituent l’unité multi-face du peuple algérien. Et c’est cette insécable unité que la loi fondamentale doit préserver comme gage de notre personnalité éternelle. Il appartient à la Constitution de l’assurer non seulement comme affirmation de principe dans son préambule, mais encore dans ses articles, en veillant à son
Monsieur le ministre d’État,
Vous m’avez fait l’honneur de me transmettre des documents relatifs au projet d’une révision consensuelle de la Constitution et me demander mon opinion. En relisant le texte de ma déclaration à l’“instance de consultations en vue des réformes politiques” dite “Commission Bensalah”, il me paraît que la plupart des observations, formulées dans ce texte du 14 juin 2011 toujours d’actualité, n’ont retenu aucune attention.
Depuis l’Assemblée constituante à laquelle j’ai participé en 1963 comme député d’Alger et membre de la commission de rédaction du projet de Constitution, nos propositions ont toujours été méconnues. Le pouvoir du moment s’est appuyé sur les éternels laudateurs opportunistes, pour imposer la loi fondamentale de son choix. Aussi, je vous avoue avoir tout d’abord hésité à rédiger ce texte et à vous en donner la primeur. Mais à la réflexion et comme je l’écrivais à la Commission Bensalah, il y a exactement trois années : “En conscience, j’ai toujours cru indispensable de répondre à l’appel de la patrie lorsqu’elle le réclamait et à l’invitation du pouvoir politique, lorsque ma modeste contribution pouvait présenter quelque utilité…”
Cependant, je me sens troublé sur le sens de la démarche proposée car je m’interroge sur la manière de procéder retenue pour ces consultations et la suite qui leur sera donnée.
Vous pouvez être certain, Monsieur le ministre d’État, que je m’exprime du fond du cœur dans un souci de vérité indépendant de toute influence. Le message que les hommes de notre génération en fin de parcours aura à transmettre à la postérité devrait s’inspirer de deux principes fondamentaux : ne rien dire de faux mais oser dire ce qui est vrai. S’adressant à ses compagnons, Aboubakr, premier calife successeur du Prophète, leur déclara : “Dire la vérité au dépositaire du pouvoir est un acte de dévouement, la lui cacher est une trahison…”
Lors de notre discussion téléphonique, vous m’avez confirmé que dans le respect des composantes fondamentales de la nation, il n’y avait aucun tabou qui m’interdirait d’exprimer ma pensée. Aussi, comprendrez-vous que l’opinion ici exprimée ne sera pas unanimement partagée.
Par ailleurs, dans votre lettre du 13 mai écoulé, vous précisiez que les suggestions des experts de la Présidence sont faites à titre indicatif et “que le chantier de révision constitutionnelle ne fait l’objet d’aucune limite préalable, hormis celles relatives aux constantes nationales ainsi qu’aux valeurs et principes fondateurs de notre société”. C’est bien dans cet état d’esprit que je m’adresse, dans le respect de ce que je crois être la vérité, à Monsieur le ministre d’État chargé du projet de révision constitutionnelle.
Il eut été, à mon sens, plus crédible et plus conforme aux principes d’une démocratie de base, qu’une instance aussi représentative que possible, incluant les représentants de l’opposition, fut chargée de dégager, synthétiser et formuler les propositions d’amendement, en vue de la révision constitutionnelle projetée.
Quoi qu’il en soit, et pour nous permettre d’espérer que nos efforts antérieurs n’auront pas été totalement vains, la présente note inspirée de celle du 14 juin 2011 s’articule sur 4 points :
a) les maux dont souffrent nos lois ;
b) un rappel sommaire de nos Constitutions et leurs insuffisances ;
c) la volonté populaire méconnue et parfois trahie ;
d) un examen critique des principaux articles de la Constitution en vigueur et des amendements proposés.
1. Les maux dont souffrent nos lois
(…) Les réformes politiques projetées auraient pour but de remédier aux insuffisances de la loi fondamentale et des lois organiques. Or, si la Constitution et les textes subséquents avaient été librement débattus, régulièrement votés puis loyalement appliqués, les réformes à répétition ne s’imposaient guère. L’on sait que les lois ne valent que par les hommes qui les appliquent et celles qui nous régissent n’ont été ni élaborées par un législateur crédible ni loyalement appliquées, mais au contraire, souvent dévoyées et parfois trahies.
2. Rappel sommaire de nos Constitutions
a) La première Constitution, celle de septembre 1963 ne fut ni rédigée par l’Assemblée constituante ni librement discutée. La “commission de rédaction du projet de Constitution”, investie par l’assemblée plénière fut poussée à perdre son temps en discussions byzantines, pour permettre à notre premier président de la République de faire adopter dans un cinéma de la ville (sic), un projet de Constitution que, bien entendu, l’Assemblée constituante choisie dans sa grande majorité par lui-même, allait entériner. (…)
b) Après le 19 juin 1965, le second chef d’État limoge l’Assemblée nationale et renvoie les députés dans leurs foyers. Il suspend la Constitution pendant une dizaine d’années et va gérer le pays par voie d’ordonnances. Un Conseil de la Révolution nommé puis “épuré” par lui, constituait un organe de façade, incapable de discuter et encore moins de s’opposer à la volonté du colonel-chef-d’État.
c) La Constitution de novembre 1978
Inspirée de la Charte du 27 juin 1976 établie par le Parti unique sous le contrôle vigilant et sourcilleux du chef de l’État, la Constitution qui optait pour un socialisme irréversible ̶ pour ne pas commettre l’hérésie de le déclarer éternel ̶ fut votée le 19 novembre 1976 au score de 99,18% des suffrages exprimés ! Et dans la foulée, le chef du Conseil de la Révolution se faisait élire président de la République le 11 décembre 1976 avec un meilleur score : 99,38% des voix !... Nous verrons plus loin comment qualifier ces scrutins manifestement fallacieux.
d) La Constitution de novembre 1989
Intervenant après les révoltes d’octobre 1988, elle allait abroger l’option irréversible du socialisme proclamé par la Constitution précédente, mettre un terme au Parti unique et ouvrir les perspectives tant attendues du pluralisme politique qui, en réalité, est demeuré balbutiant.
e) La Constitution de décembre 1996
Confirmant les timides avancées démocratiques, elle a eu le mérite remarquable de mettre un terme au pouvoir à vie du président de la République et d’instaurer l’alternance en limitant à deux le nombre de mandats présidentiels(…)
f) L’amendement de la Constitution du 12 novembre 2008
Il a constitué, — nous le verrons ci-après —, une violation grave du principe de l’alternance au pouvoir, en permettant la réélection indéfinie du Président en exercice, aboutissant en fait à la présidence à vie. Ce qui pratiquement confiait à la République les attributs de la monarchie (…).
(Suite de la page 2)
3. La volonté populaire méconnue
Comme nous l’avons vu, les scores dans notre pays ne traduisent guère la réalité du scrutin. Les relations État-citoyen furent dès 1962 des rapports de force et non de droit. Par le biais de l’administration à ses ordres et de la présence inéluctable de l’officier de la Sécurité militaire
dans chaque bureau de vote, le pouvoir du moment dirige en fait l’opération électorale, en faisant usage de la violence d’État dont il dispose légalement (…). Avec l’accès au pluralisme, il demeurait encore, entre les mains de l’administration à la solde du pouvoir, la faculté de manipuler les scrutins, pour distribuer à ses affidés les sièges promis à l’avance.
Il ne s’agit pas ici de critiques gratuites ou injustes, d’amertume ou de dépit. Sinon, comment croire que notre premier président de la République ait été élu avec 99,61% de voix favorables, le deuxième avec 99,38% et le troisième avec 98,91% lors de son… 3e mandat ? Ces scores staliniens n’ont jamais rien traduit d’autre, que le résultat de l’indifférence du peuple, face au magouillage du pouvoir, ou de la peur face aux services de sécurité (…).
4. Examen critique des textes
et amendements proposés
Le préambule
a) Le paragraphe 6
Ajouter au paragraphe 6 l’expression “peuple algérien”, ce qui paraît à première vue correct n’est cependant pas anodin, car les conséquences de cet ajout seraient non maîtrisables et historiquement inacceptables.
Le texte actuel dispose : “… Le Front de libération nationale restaure enfin, dans toute sa plénitude, un État moderne et souverain” et l’amendement proposé stipule : “… Sous la conduite du Front de libération nationale, le peuple algérien restaure enfin…” Quoique non apparente, la différence est de taille. Affirmer que le peuple algérien, dans sa totalité et sans exclusive, “a restauré… un État moderne” est contraire à la vérité historique. Les Algériens indifférents à la lutte de libération, les “administratifs” , agents du colonialisme français, les harkis, les membres des “Comités de salut public” et de certains partis politiques qui ont refusé de se placer “sous la conduite du FLN” et l’ont même combattu les armes à la main… faisaient tous partie du peuple algérien et s’exprimaient comme tels. Ont-ils restauré dans toute sa plénitude un État souverain ? On voit dès lors la visée lointaine de la proposition d’amendement qui ne concernera en fait qu’un parti déterminé. Dès lors, la question doit être posée, débattue en toute clarté et soumise à la ratification de l’opinion nationale.
b) Le paragraphe supplémentaire :
la “réconciliation nationale”
Élever la “réconciliation nationale” au stade de valeur et constante de notre État au même titre que l’Islam, l’arabité et l’amazighité est tout d’abord contraire au concept d’unité admis par l’ensemble du peuple algérien, car elle laisserait supposer que cette unité serait fragile, menacée en permanence, alors que ceux à qui cette “réconciliation” profiterait n’ont pas, et de loin, visé la division de la nation, mais son maintien comme État théocratique, après destruction de l’État démocratique annoncé dans l’appel du 1er Novembre 1954. En faire une valeur, une constante comme les trois autres et l’inscrire sur le marbre de la Constitution, loi fondamentale qui exprime les options profondes et pérennes du peuple, suppose que l’on veuille se prémunir contre un probable avenir de non-conciliations et de discordes. De plus, si cette réconciliation est “nationale”, qui inclure et qui exclure ? Qui en bénéficiera et qui en serait indigne ? Sur quels critères ?
Par ailleurs, si cette “réconciliation” est constitutionnalisée, ce serait pour assurer davantage les bénéficiaires de grâce et d’amnistie. Or, ils sont déjà protégés par les articles 77 (9°) et 122 (7°). Mais, si elle vise le but politique de recherche d’un certain électorat, elle ne saurait prospérer au détriment des victimes des atrocités du terrorisme durant la “décennie noire”. Cette réconciliation nationale, toujours contestée par les ayants droit des morts et des blessés de cette décennie, aurait sans doute été acceptée par tous, si, comme dans d’autres pays, l’on avait répondu au vœu général : justice d’abord, clémence ensuite (…).
Article 1 – L’Algérie est une République
démocratique et populaire
Cette affirmation n’est plus d’actualité, même dans les pays du monde socialiste où l’on sait quel fut la triste fin des “démocraties populaires”. Quant à nous, et pour être francs envers nous-mêmes, l’Algérie, depuis son indépendance, n’a été ni une République au sens propre du terme ni une démocratie dans les relations État-citoyen. La “res publica” est “la chose de tous”. Elle exprime un consensus général. (…) Il serait peu crédible et au surplus obsolète de maintenir l’article 1er de la Constitution dans sa version actuelle. “L’Algérie est une République une et indivisible”, exprimerait davantage et plus précisément la volonté du peuple et la réalité de notre État.
Article 2 - L’Islam est la religion de l’État
Abrités derrière l’article 2 “l’Islam religion de l’État”, certains, par une interprétation dogmatique littérale et sectaire du texte, ont pu exploiter notre religion commune à des fins politiques exclusives, dans le but avoué d’accéder au pouvoir (…). Aussi une interprétation claire de l’article 2 et sa traduction incontournable par la loi fondamentale doivent-elles affirmer le caractère intangible de l’État républicain et de la démocratie mettant le pays à l’abri de toute résurgence d’un extrémisme destructeur. Dans certaines démocraties, le droit à l’insurrection contre la tyrannie est constitutionnellement reconnu. Il importe donc que la nôtre inscrive dans son préambule le droit imprescriptible de s’opposer, par tout moyen, à l’intégrisme matrice du terrorisme dévastateur (…).
Par ailleurs, comment interpréter l’article 2 au regard des dispositions de l’article 36 relatif à la liberté de conscience et la liberté d’opinion ?
(…) Aussi faudra-t-il préciser le sens, l’étendue et l’interprétation de l’expression “l’Islam est la religion de l’État” dans le texte même de l’article 2 de la Constitution (…).
Article 3 et 3 bis - Tamazight
Avant de discourir sur la place de “tamazight” dans notre Constitution, il ne serait pas inutile de rappeler que depuis des temps immémoriaux, des hommes ont peuplé le territoire de notre pays. Ce sont les Imazighen dont l’histoire a retenu le nom et dont nous sommes les descendants. Aussi appartient-il à l’Algérie d’aujourd’hui de se réconcilier avec son histoire multimillénaire. Que la souche paléoberbère initiale ait été enrichie, que la civilisation ait progressé par des efforts suivis et des enrichissements successifs, que l’Islam ait pénétré le cœur de nos populations avec le véhicule de la langue arabe…, tous ces facteurs constituent l’unité multi-face du peuple algérien. Et c’est cette insécable unité que la loi fondamentale doit préserver comme gage de notre personnalité éternelle. Il appartient à la Constitution de l’assurer non seulement comme affirmation de principe dans son préambule, mais encore dans ses articles, en veillant à son
application
dans les faits. C’est pourquoi l’amazighité constituant l’un des trois fondements de notre personnalité, tamazight doit trouver auprès de l’arabe le statut qui lui convient de langue nationale et officielle.Article 5 - L’emblème national et l’hymne national
Il n’est pas exact de déclarer l’emblème national “une conquête de la Révolution”.
Notre drapeau vert et blanc frappé du croissant et de l’étoile rouges était fièrement porté bien avant 1954 face à la police coloniale. C’est parce qu’il arborait précisément cet emblème qu’un jeune scout fut assassiné le 8 mai 1945 à Sétif.
Au surplus, il est toujours risqué, pour ne pas dire présomptueux, de prétendre qu’un fait de l’homme — et le texte de la Constitution en est un — est “immuable”. La loi fondamentale est trop solennelle pour affirmer comme certain ce qui ne l’est pas (…). Quant à donner à “l’intégralité des couplets de Qassaman” une valeur constitutionnelle et les qualifier également d’immuables, c’est aussi formuler une affirmation hasardeuse pour notre avenir plus ou moins lointain. Il suffirait de proclamer que : “L’emblème national et l’hymne national sont les deux symboles de la République” pour ne pas se voir contredire par la nécessaire évolution des idées politiques du peuple algérien.
Article 45 - La présomption d’innocence
À suivre la pratique de nos tribunaux, le justiciable algérien serait plutôt soumis à la présomption de culpabilité (…). C’est pourquoi la chancellerie devrait veiller particulièrement au respect de cette disposition constitutionnelle (…)
Article 64 - L’égalité des citoyens devant l’impôt
L’article 64, relatif à l’impôt, comporte un dernier paragraphe. “Toute action visant à contourner l’égalité des citoyens devant l’impôt constitue une atteinte aux intérêts de la communauté nationale. Elle est réprimée par la loi.”
En droit, l’évasion fiscale est déjà régie par un important dispositif législatif et réglementaire : le redressement fiscal, l’inscription sur la liste des fraudeurs et les sanctions pénales. Les nouvelles dispositions visent-elles à instituer une nouvelle approche ? (…) Aujourd’hui, la “capacité contributive” des grands magnats du commerce informel dépasse largement celle des contribuables dont l’impôt est retenu à la source. Du fait qu’ils sont “informels”, ils échappent à l’impôt. Quant aux personnes assujetties, celles qui font leur déclaration, sont seules objet de contrôle et de redressement, les autres sont ignorées par le fisc. En définitive, le contribuable honnête est pénalisé tandis que celui qui viole ses obligations est, en fait, absout par l’administration fiscale. C’est pourquoi la méconnaissance des dispositions de l’article 64 devrait être pénalement sanctionnée par la Constitution dans ce même article.
Article 74 et préambule - La constitutionnalisation de l’alternance démocratique
(…) La modification de l’article 74 par l’amendement du 12 novembre 2008 constitue une régression très préjudiciable à l’évolution démocratique de l’Algérie. (…) L’Histoire n’y verra qu’un viol de la Constitution. Avec le nouvel amendement et le retour à la limite des deux mandats, ceux-là mêmes qui étaient les promoteurs du mandat permanent renient aujourd’hui ce à quoi, hier, ils avaient applaudi. Dès lors, quelle crédibilité accorder aux nouveaux amendements ? L’on comprendra pourquoi beaucoup de personnalités nationales hésitent à participer aux discussions dont on sait que l’autorité qui les inspire et anime est susceptible en si peu de temps de passer d’une option à son contraire.
Quoi qu’il en soit, la limitation à un maximum de deux mandats de la charge présidentielle est souhaitable. (…) Cependant, vu la façon, devenue pratique cinquantenaire, de manipuler les élections, il est certain que l’administration, nécessairement aux ordres de son chef hiérarchique, agira en sa faveur, c’est-à-dire en faveur du Président-candidat. Au cours de la campagne électorale, la lutte entre les candidats serait inégale, le président-en-exercice-candidat disposerait alors de tous les attributs de l’administration qui lui doit obéissance. Aussi, les deux mandats ne sauraient s’exécuter successivement. L’on ne peut être à la fois Président en exercice et candidat ni exercer son mandat deux fois de suite, tant que nos mœurs électorales ne seront pas épurées.
Article 81 bis - La délégation de pouvoir
Ce nouvel article permettrait au Président de déléguer une partie de ses pouvoirs au Premier ministre. Sans autre précision, cette délégation porterait atteinte au libre choix de l’électeur qui verrait une personne non élue exercer des attributions présidentielles. En droit civil, le mandataire ne peut déléguer son mandat. En droit constitutionnel, ce serait un viol de la volonté nationale.
Article 138 - Le pouvoir judiciaire
“Le pouvoir judiciaire est indépendant”, proclame cette disposition constitutionnelle qui couvre, en réalité, une flagrante contre-vérité. Malgré l’affirmation fallacieuse de l’indépendance de la justice, les pouvoirs successifs se sont constamment immiscés dans les affaires judiciaires (…).
L’instrumentalisation a poussé de nombreux magistrats à faire des “offres de service”, dans le but de plaire pour s’assurer une bonne carrière. Il est donc temps de construire pour les générations futures une société démocratique fondée véritablement sur la séparation des pouvoirs. Comment ? Dans le cadre du respect de la légitimité du pouvoir, y compris celui de la justice, il serait pertinent que ce secteur soit, lui aussi, dirigé par un organe élu, indépendant des deux autres pouvoirs (…).
Article 148 - La protection du magistrat
Cet article consacre la protection en ces termes : “Le magistrat est protégé contre toute forme de pression, intervention ou manœuvre de nature à nuire à l’accomplissement de sa mission ou au respect de son libre-arbitre.”
(…) La disposition ne protège pas le magistrat contre les plaintes abusives qui peuvent être intentées contre lui et ne précise pas réellement que la protection sera mise en œuvre par la loi. Quant à la loi organique relative au statut de la magistrature, elle a bien évoqué en son article 29 que : “L’État est tenu de protéger le magistrat contre les menaces, outrages, injures…”, mais n’a prévu aucun mécanisme pour y parvenir, encore moins lorsque les pressions proviennent de l’État lui-même.
Contre toute attente, le Conseil constitutionnel, si pointilleux sur cette question, n’a relevé aucune observation à ce sujet. Lorsque le magistrat fait l’objet d’une instrumentalisation par les services de l’État, il ne dispose d’aucune protection et met en péril sa carrière s’il refuse l’instruction “d’en haut”. Cette précarité ne doit pas perdurer et la protection devrait être consacrée dans le texte de la loi fondamentale.
Articles divers
La dénomination “Assemblée populaire nationale” mérite également reconsidération après examen critique. Si l’Algérie est réellement une République, “res publica” ou “chose publique” appartenant à tous, le terme “populaire” serait superfétatoire, d’autant plus que l’histoire immédiate nous enseigne que les “démocraties populaires” ont été celles où seule une nomenklatura décidait du sort du peuple.
Quant au Conseil de la nation que le langage quotidien désigne “Sénat”, il serait utile qu’il reprenne un nom qui corresponde réellement à sa fonction. Mais le bicamérisme est-il encore nécessaire ni même utile dans l’Algérie actuelle, où cette institution ne dispose d’aucun pouvoir réel, sert le plus souvent à rétribuer, courtisans et autres prosélytes, par un siège du tiers présidentiel. Ce qui, au surplus, est antidémocratique puisque ce sénateur, membre de la “Chambre haute” du Parlement, n’est pas l’élu du peuple.
Les articles 152, 153 et 154 caractérisent comme il convient la “Cour suprême”. Ils devraient recevoir pleine application par la suppression des termes inadéquats de “Tribunal suprême”, un tribunal ne pouvant constituer un degré supérieur à la “cour”.
Les articles 163 à 169, relatifs au Conseil constitutionnel, ne sont d’aucun effet concret, si ce conseil est réellement indépendant et les 12 amendements proposés dans ce cadre ne constitueraient alors que de la “poudre aux yeux” pour faire accroire à la réalité d’une révision constitutionnelle.
L’article 176, permettant la modification de la Constitution par le Parlement qui se dispense de prendre par voie de référendum l’avis du peuple souverain, serait particulièrement dangereux si ce Parlement n’est pas totalement indépendant du pouvoir, comme cela a été souvent le cas.
En conclusion
Il est indiscutable que le consensus national, forgé par le FLN authentique au cours de la guerre d’indépendance, a été brisé en juin 1962. Il est certain, par ailleurs, que ce consensus, de la majorité des électeurs quant au choix des dirigeants, n’a jamais été instauré, du fait de la violation permanente et continue de tous les scrutins depuis l’indépendance. Comme il n’est pas contestable que les pouvoirs successifs se sont imposés par la force ou la falsification des scrutins. Aussi, la réforme primordiale et fondamentale des amendements serait d’assurer la régularité et la sincérité du choix du citoyen-électeur par un texte constitutionnel.
La liberté du citoyen, l’indépendance de la justice et la sécurité du justiciable, le respect des droits de l’Homme ne sauraient être garantis si la volonté du peuple continue à être méconnue ou bafouée comme elle l’a été jusqu’à nos jours.
Enfin, pour éviter dans cette phase importante de révision constitutionnelle que le pouvoir ne soit contraint de “dialoguer avec lui-même”, il serait indispensable de prévoir dans l’immédiat la création de l’institution “ad hoc”, comprenant les diverses tendances de l’opinion publique, chargée de la préparation de cette révision. L’institution serait le premier pas en vue de restaurer le consensus national indispensable à notre société future.
Ces observations étant soumises à Monsieur le président de la République, décideur suprême, j’ignore quel en sera le sort, gardant cependant l’espoir que, cette fois-ci, il en sera quelque peu tenu compte (…).
Alger, le 19 juin 2014
Ali Haroun, membre du Conseil national de la Révolution
Député à l’Assemblée nationale constituante
(1962-1963)
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