Assia Djebar couronne sa vie par un livre sur saint Augustin
Le fauteuil cinq est vide, à Paris ! Et Fatima Zohra dormira ce soir à côté de son père, à Cherchell. Fille de son père ! Les dames de la taille d’Assia Djebar ne partiront jamais. Ne disparaîtront jamais. Jamais !
Il y a de cela trois mois, à ma façon, j’ai rendu un hommage à Assia Djebar, en forme d’un dossier d’une cinquantaine de pages que j’ai publié dans la revue Nizwa, parue à Muscat, Oman (n°80, octobre 2014). La plus prestigieuse revue arabe dirigée par le poète Saïf Rahby, et qui encore respecte la culture et la littérature. L’unique hommage en arabe rendu à Assia Djebar de son vivant. Dans cet hommage mérité, j’ai réuni autour d’un ensemble de questions concernant l’écriture d’Assia Djebar trente écrivains, traducteurs et critiques algériens toutes langues confondues, arabe, tamazight et français. Des écrivains de différentes générations : Youcef Merahi, Djamel Mati, Leïla Hamoutène, Lazhari Lebter, Dehbia Ammour, Tarik Djerroud, Ahmed Hamdi, Habib Sayeh, Ahmed Dellabani, Mohamed Meflah, Saïd Boutadjine, Amer Makhlouf, Bachir Mefti, Mohamed Sari, Guellouli Bensaâd, Rabah Khaddouci, Samir Kacimi, Youcef Ouaghlissi, El-Maissa Boutiche, Hacène Bennamène, Mohamed Djafar, Ahmed Abdelkarim, Fayçal Lahmar, Habib Monissi, Lyamine Bentoumi, Abderrahmane Meziane, Mohamed Daoud, Soumia M’hannech, Farès Kebbich et Brahim Tazaghart.
De ce dossier, on relève d’abord la reconnaissance exprimée par tous les écrivains, sans exception aucune, envers cette grande écrivaine, la dernière de sa génération, celle des années cinquante, composée de célèbres signatures : Dib, Haddad, Kateb, Mammeri, Feraoun… Ou encore l’amertume exprimée par ces mêmes écrivains à l’encontre de ce silence assassin et complice envers Assia Djebar, dans son pays, par les siens. Ou encore l’absence de traduction de ses œuvres vers l’arabe et vers tamazight.
Assia Djebar, une dame qui, en silence, en douceur, n’a jamais cessé de casser les frontières, les barrières et les murs aveugles des prisons, élevés par les hommes injustes pour y mettre les femmes justes. Une dame qui a traversé sa vie littéraire, de soixante ans, condamnant sans réserve toutes les formes de soumission imposées à la femme musulmane, maghrébine et arabe.
À quarante ans, affectée, troublée par la montée des islamistes barbares en Algérie et dans le monde arabe, Assia Djebar décide d’apprendre la langue arabe afin de puiser directement dans les textes originaux et ainsi déjouer toute trahison dans les traductions des textes fondamentaux de l’islam. Elle était capable, dégourdie, à la taille de toute aventure intellectuelle noble.
Assia Djebar, seule, esseulée, mais solide dans sa fragilité littéraire et sa transparence artistique, a forgé sa personnalité inégalée. Fille de son père, bent abbaha, fille de Cherchell, elle a conjugué toute sa littérature à l’histoire de l’Algérie et à l’histoire de la femme arabo-musulmane. Elle était fascinée par la culture populaire. Elle a fait de cette littérature son chemin vers les questionnements les plus difficiles : ceux de l’identité. Sa littérature reflète parfaitement l’algérianité : l’arabité, l’amazighité et l’islamité algérienne. Comme le poète Djamel Amrani et les autres, Assia Djebar fut la moudjahida intellectuelle. Rares sont ceux qui savent qu’Assia Djebar a collaboré au journal El-Moudjahid, organe du FLN et de l’ALN. Mostefa Lacheraf l’a blessée, un jour, en la qualifiant d’écrivaine bourgeoise.
Dans ses derniers jours, tout en luttant contre la maladie avec beaucoup de courage et de difficulté physique, Assia Djebar travaillait sur un livre autour de saint Augustin. Elle ne l’a pas fini. Elle voulait sans doute donner une autre dimension à l’histoire de l’Algérie plurielle. Une Algérie malheureusement prise en otage par les fanatiques et les charlatans qui n’hésitent pas à émettre des fatwas demandant les têtes des écrivains et artistes libres.
Aujourd’hui, Assia Djebar l’élégante, la raffinée, la gracieuse retourne dans son pays. Elle rentre chez elle. L’ultime retour. Mais, cette fois-ci, l’écrivaine retourne dans la soute à bagages d’un avion banal ! Je suis triste ! Pourquoi est-ce que mon pays, l’Algérie de Alloula, de Medjoubi, de Djaout, de Kateb, de Zakaria, de Mammeri, de Benhaddouga, de Hamina, de Allouache… n’affrète-t-il pas un avion spécial pour le voyage dernier de notre princesse, notre Françoise Sagan ?
Fatima Zohra dormira ce soir à côté de son père, à Cherchell. Le fauteuil cinq est vide, à Paris !
Amin Zaoui
"Souffles" in Liberté (Alger)
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